Accueil LA CHRONIQUE DU SAMEDI Adresse fraternelle au romancier Rachid Boudjedra

Adresse fraternelle au romancier Rachid Boudjedra

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Lors de votre entretien avec le journaliste H’mida Layachi sur AlWatania TV (initiative rare et précieuse à encourager tant les espaces consacrés à nos auteurs sont rares), vous avez évoqué avec déférence Kateb Yacine. Il convient cependant de nuancer l’observation formulée sur l’absence de personnages européens dans Nedjma. Ils n’occupent certes pas le centre du récit. Leur présence, sourde et pesante, est plus marquante qu’elle n’en paraît à première vue.

Elle dit davantage qu’elle ne montre et éclaire les mécaniques d’oppression. Publié en 1956, Nedjma est une dissection en pleine chair, une mise à nu des viscères purulents d’un système colonial au bord de l’effondrement. Sous l’allure fragmentaire, éclatée, presque hallucinée du récit, s’élève un monde clos, irrespirable, où chaque figure devient le masque d’une classe, l’écho d’une violence, le symptôme d’un mal historique. Fait inédit dans la littérature algérienne de l’époque, Nedjma est le premier roman où la figure de l’Européen est inscrite, dense et centrale, dans la trame narrative.

Tandis que dans la littérature coloniale, l’Arabe n’est bien souvent qu’un fantôme errant, silhouette fugitive sans nom, tension muette, comme dans L’Étranger d’Albert Camus, Kateb inverse le regard et dévoile la mécanique coloniale dans son ossature la plus intime. Ainsi se dessine une galerie saisissante d’Européens, englués dans l’appareil colonial. M. Ernest, contremaître brutal à la fausse bienveillance, et sa fille Suzy, incarnation d’un mépris de classe doublé d’un racisme larvé. M. Ricard, entrepreneur vorace, qui s’élève dans la hiérarchie par l’exploitation et qui marie sa fortune selon les lois cyniques de l’intérêt, scellant l’union de deux classes dominantes. Le préfet, le gendarme, M. Giovanni le maton et son fils Albert, le professeur M. Temple, le proviseur du collège, Monique, Mme F. épouse du garde champêtre, l’institutrice Mlle Dubac, autant de rouages d’un système sournois, discipliné, implacable. Même les personnages périphériques, la vieille propriétaire, la femme du notaire ou l’épicier juif bénéficient, dans une gradation nuancée, des privilèges du colonisateur. L’unique personnage sympathique est le marin breton, métropolitain rencontré à Marseille.

En face, les indigènes. Laminés par la misère, cassés, éparpillés, désœuvrés, ils errent entre chantier, bistrot et prison, victimes d’un monde clos. Les quatre personnages emblématiques, Lakhdar, Rachid, Mourad et Mustapha, incarnent une jeunesse mutilée, privée de repères, d’avenir et de patrie. L’école, qui aurait pu être refuge, est champ de bataille. On y nie les fêtes musulmanes, on y frappe au nom de la discipline. Et l’enfant humilié se redresse, balai à la main, pour assigner un coup sur le nez de l’institutrice. Le couteau, d’abord outil de survie, devient arme et symbolise de cette bascule. Il fend le silence et grave sur les pupitres le mot sacré, Indépendance. Le couteau, fétiche obsédant, est là dès l’incipit. Il annonce la couleur du sang. La violence s’infiltre partout, une éruption jamais calmée, tantôt contenue, tantôt explosive, qu’elle se manifeste dans le bruit du chantier, le cliquetis du mètre comme un fouet, dans l’école coloniale transformée en machine à humilier, dans l’intimité où les corps cherchent à frapper, posséder, se libérer, ou dans la rue avec ses affrontements et son sang versé. Face à l’effacement, les quatre compères utilisent leur propre chair comme dernier rempart.

La brutalité fratricide, crue parfois, est l’analogie et le miroir des dissensions internes du mouvement national après les massacres du 8 mai 1945. Les conflits entre les personnages deviennent ainsi une métaphore sanglante des fractures de la lutte (phénomène analysé par Frantz Fanon) où l’agression envers le frère résulte directement d’une oppression prolongée. La lutte dans Nedjma ne se réduit pas uniquement au face-à-face entre colon et colonisé, comme lorsque Mourad tue M. Ricard ou Rachid fracasse un automobiliste arrogant. Elle est aussi sociale. Lakhdar blesse M. Ernest, il attaque l’oppresseur de classe autant que le colon. La domination coloniale se double d’une exploitation économique brutale.

La réponse, fût-elle désordonnée, mêle insoumission nationale et instinct prolétarien. Kateb révèle que la résistance, qui n’est jamais univoque, jaillit de la plaie et surgit autant de la blessure identitaire que de l’injustice sociale. Au centre de ce chaos, le personnage Nedjma, fille d’une mystérieuse Française, femme-étoile, énigmatique, insaisissable. Elle symbolise une Algérie confisquée, volée, désirée, convoitée mais jamais soumise. Sa beauté trouble autant qu’elle échappe. Elle est à la fois l’amante et le mythe. Femme fatale, mais surtout métaphore d’une nation dont on rêve la liberté. Kateb dévoile dans une langue poétique la nature organique de la violence coloniale, qui se niche dans les mots, les gestes, les silences, les regards, les odeurs, jusqu’aux parfums des femmes européennes, métaphores entêtantes de leur richesse et de leur supériorité imposée. Nedjma montre la pourriture et la fièvre et son envers les pulsions de vie, d’amour et de révolte. Les colons, même divisés par leurs origines ou leurs croyances, s’unissent dans le rejet du colonisé. Les opprimés, eux, cherchent dans le sang, l’entraide ou le rêve, une issue, une dignité reconquise. Et s’ils échouent à saisir Nedjma, c’est que l’histoire les broie encore. Mais sous la cendre déjà couve l’incendie de la libération.
M. Yefsah

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