Documentaire de plus de cinq heures en deux parties, «Homeland : Irak année zéro» d’Abbas Fahdel, qui sort en salles ce mercredi, bouleverse les certitudes et serre les cœurs.
Quand il a tourné les rushes de «Homeland : Irak année zéro», le réalisateur Abbas Fahdel («L’Aube du monde») avait conscience qu’il fallait filmer pour ne pas oublier les femmes et les hommes qui vivaient au quotidien la guerre à Bagdad. Choqué par la mort de l’un de ses proches – le film est dédicacé à la mémoire de ceux qui nous ont quittés -, il lui a fallu dix ans pour replonger dans cette matière vivante, presque organique qui raconte un monde qui n’existe plus : celui de l’Irak d’avant la chute de Saddam Hussein, puis quelques jours et mois après l’intervention américaine, quand le pays va sombrer du totalitarisme au chaos.
«Le sort de ces gens n’intéresse personne», explique un proche du cinéaste, au volant de sa voiture, quand l’une des séquences qui rappellent le meilleur du cinéma iranien – Abbas Kiarostami et Jafar Panahi en tête. Cela pourrait presque tenir de la lettre d’intention : raconter la vie des Irakiens qui n’intéressent pas les médias et les politiques – les classes moyennes et populaires. La durée du documentaire pourrait effrayer mais elle permet d’éprouver un rare sentiment d’empathie.
C’est un peu de nos vies que nous partageons avec eux, surtout dans la première partie, l’absurdité de la dictature en moins.
DE LA DICTATURE AU CHAOS
«Avant la chute», titre de la première partie, débute par une scène que l’on pourrait retrouver dans les foyers occidentaux. Une famille est assise en cercle devant la télévision pour le journal du soir. Sur l’écran, un clip à la gloire de Saddam Hussein nous rappelle combien la propagande d’Etat passe par la télévision – plus tard, on assistera à un incroyable discours du dictateur devant ses généraux. Déjà, les anciens s’inquiètent. Ils ont déjà supporté la guerre Iran-Irak, puis la première guerre irakienne en 1991. Un beau-frère médecin raconte même que sa femme a dû traire une chèvre – ce qu’elle n’avait jamais fait – pour survivre. «Les temps difficiles appartiennent à l’histoire», ajoute l’homme, qui mourra un an après d’une crise cardiaque. Peu à peu, la tension devient palpable. Les jeunes, eux, ne comprennent pas encore la situation. Ils s’amusent avec un néon lors d’une panne d’électricité, se demandent à quoi peuvent servir des couches culottes achetées à la hâte – ils pensent que c’est pour se protéger des attaques chimiques, alors que c’est pour éviter de se pisser dessus lors des bombardements. «A cause de Bush, ils n’ont pas préparé les examens», soupire un étudiant. La propagande est partout mais la vie continue. «La rue des bouquinistes ne meurt pas, quoi qu’il arrive», assure un marchand. «Avec notre âme et notre sang, nous nous sacrifions pour toi, Saddam!», scandent des jeunes soldats devant des généraux. La première partie se conclue par la visite d’un abri bombardé en 1991 tuant 400 innocents, dont des femmes et des enfants. Les mines sont graves, le silence oppressant. Reparti en France pour assister à la naissance de sa fille, Abbas Fahdel reprend le fil de l’histoire «après la bataille». Nous ne verrons rien des bombardements – des images réservées au spectacle hollywoodien. On traverse les ruines, les bâtiments éventrées, les routes interdites à la circulation. Les GI américains semblent derrière un mur de verre, coupés de la réalité. «Il y a des Américains gentils et des Américains méchants», explique le neveu du cinéaste, que la guerre semble avoir vieilli de cinq ans. La parole se libère aussi, après des années d’oppression. Abbas Fahdel apprend ainsi que l’un de ses amis d’enfance, que l’on disait disparu, avait été tué par le régime, le corps retrouvé dans un charnier. «Les chiottes de Saddam sont mieux que ma maison», explique le membre d’une famille persécutée par le parti Baas. «Ils nous ont promis la sécurité et la prospérité et c’est le chaos qui est advenu», explique l’un, «Les puissants ne s’excusent pas. Ils ont pris la place de Saddam», ajoute un autre. La colère monte.
Tout le monde est obligé de s’armer pour lutter contre les gangs qui pillent les maisons la nuit venue. Au mariage de la première partie répond la naissance d’un bébé. Mais l’espoir a disparu dans la nuit noire où résonnent les bruits des kalachnikovs. Impossible de ne pas avoir la gorge nouée, quand la triste réalité nous éclate à la figure. De ne pas songer à tous les regards d’enfants que le cinéaste a immortalisés pour ne pas qu’on les oublie. Selon les estimations, la guerre d’Irak a fait environ un million de morts. «Le pétrole est une malédiction».