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RACHID BOUDJEDRA ET YASMINA KHADRA : Des mots qui résistent, des mots qui arrangent

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Rachid Boudjedra et Yasmina Khadra (Mohammed Moulessehoul) incarnent deux trajectoires opposées au sein de la littérature algérienne. Boudjedra est le doyen intransigeant d’une parole engagée, forgée dans la blessure coloniale et le verbe subversif. Il est le romancier qui confronte sans concession le passé de son pays et interroge le présent, quitte à déplaire. Son œuvre, marquée par une profondeur philosophique et une révolte stylistique, refuse de céder aux facilités éditoriales. Khadra, quant à lui, est un écrivain au succès commercial incontestable et à la prose fluide. Cette réussite masque cependant une vision édifiée sur la mondialisation narrative dominée par l’Occident. La réception littéraire de Khadra, qui évolue dans une tradition grand public, repose sur son habileté à tisser des récits accessibles. Il abandonne le polar qui l’a fait découvrir pendant la décennie noire pour s’accoler à l’actualité immédiate, notamment des mondes arabe et musulman. Il serait injuste de nier le talent narratif de Khadra. Ses romans ont conquis un lectorat international, et sa prose ainsi que son imaginaire romanesque sont fluides. Mais derrière la beauté formelle, un malaise persiste. Car à force de vouloir parler à tout le monde, on finit par intégrer la doxa dominante.
Son roman Ce que le jour doit à la nuit, critiqué à juste titre, propose une vision douce amère de la colonisation, une nostalgie troublante d’un monde perdu où Français et Algériens auraient pu vivre en harmonie. Pour Boudjedra et pour bien des lecteurs algériens, c’est là une trahison de la mémoire, une fiction de la cohabitation qui passe sous silence les crimes systémiques du colonialisme. Dans son pamphlet Les contrebandiers de l’Histoire, Boudjedra cible sans détour une génération d’écrivains qu’il juge alignée sur un discours occidental formaté. Il accuse Khadra de véhiculer une image édulcorée et fantasmée de la colonisation. Il qualifie de « fantasme algérien » et de narration naïve la « cohabitation enchantée » entre colonisés et colons que véhicule le roman de Khadra. Il pourfend cette idée d’une Algérie coloniale adoucie et de la fraternité chimérique entre colonisateurs et colonisés, ainsi que la réécriture romantique de ce qui fut, pour des millions, une tragédie. Khadra revendique cette posture comme un choix esthétique et politique. Il se dit écrivain du pont, de la réconciliation, de l’universel. Mais à trop vouloir dépasser les clivages, il les nie. Sa littérature mondialisée évite soigneusement les aspérités du réel algérien. Elle séduit et rassure. Khadra n’est pas resté silencieux face aux critiques. Il a exprimé son mépris pour les reproches de Boudjedra, qu’il qualifie de jalousie mal placée, et défend son statut de l’un des auteurs algériens les plus lus, traduits et primés. Il répond à une critique de fond par un argument commercial. « Je ne peux imaginer un écrivain qui me dépasse dans le domaine du roman », aime-t-il répéter, lui qui se plaint toujours d’être « mal-aimé », écarté, ignoré. La critique de Khadra montre les tensions persistantes entre authenticité et succès, engagement et accessibilité, mémoire historique et narration romanesque. L’œuvre de Boudjedra reste celle d’un écrivain qui dérange et interroge, tandis que celle de Khadra suscite à la fois admiration et méfiance quant à la profondeur réelle de son ambition littéraire. Boudjedra, l’intellectuel, c’est le feu sous la langue, une parole sans concession, une conviction profonde et une vision du monde. Pour lui, rien n’est linéaire ni paisible, ni la langue ni la mémoire. Lire Boudjedra, c’est accepter de vaciller. Son écriture, baroque et déstructurée, est l’écho de l’Algérie déchirée, fracturée, jamais apaisée. Plus qu’un styliste radical, il est un écrivain de la mémoire offensive.
Sa colère est structurée, sa critique légitime. La voix de Boudjedra est indispensable, rugueuse, exigeante et fidèle aux morts et aux humiliés de l’Histoire. La divergence entre les deux écrivains est donc moins une question de style que de vision. Boudjedra écrit pour faire surgir le refoulé, pour rouvrir les plaies. Khadra, lui, apaise, lisse, reformule. Il transforme les blessures historiques en récits doux, les tensions sociales en dilemmes personnels. Là où Boudjedra veut déranger, Khadra caresse le lecteur.
Boudjedra, ancien moudjahid blessé durant la guerre de libération, revendique une littérature de rupture, de conflit, de désordre formel. Son œuvre, intransigeante et baroque, est hérissée de complexité. Lire Boudjedra, c’est accepter d’entrer dans une langue qui résiste, une syntaxe qui se cabre, une narration qui éclate. Il refuse la clarté comme facilité et la linéarité comme mensonge.
Son écriture est politique jusque dans sa forme. Il gêne, interroge et refuse la séduction. L’écriture de Khadra, ancien officier de l’armée, est limpide, structurée, accessible et séduit un public large. En lissant les aspérités et en ordonnant le chaos, elle produit une littérature traductible, mondialisée, compatible avec les attentes éditoriales occidentales. Ironie de l’histoire : les deux auteurs ont récemment été reçus par le président de la République. Deux styles, deux postures et deux stratégies célébrées par la même institution. Boudjedra y voit la reconnaissance d’un engagement sans faille.
La réception de Boudjedra ne saurait être lue comme une simple consécration littéraire, elle est aussi la reconnaissance du combat d’un intellectuel qui n’a jamais courbé l’échine ni troqué sa plume contre un strapontin. Khadra, quant à lui, semble y chercher une légitimation supplémentaire. Ces hommages ne gomment pas les fractures, ils les révèlent davantage.
M. Yefsah

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