Si l’image de sa capture, avec deux moudjahidine entourés d’une cohorte de soldats français et de harkis en plein centre-ville de Saïda, a fait sensation à sa parution le 8 décembre 1959, peu de gens connaissent aujourd’hui l’héroïsme de cette femme, mineure à l’époque, face à la barbarie coloniale qu’incarnait le tristement célèbre colonel Bigeard, affecté pendant une année, avec comme mission de « pacifier » la région. Cette photo, prise par un soldat français, montre la jeune femme Djamila, entre deux braves moudjahidine, Madani Bouziane et Mohamed Cheikh, ligotés et tenant des couteaux dans leurs bouches. Les trois venaient d’être arrêtés par des hommes du commando Georges, créé par le colonel Marcel Bigeard et constitué essentiellement de ralliés algériens. La jeune femme s’appelle Fatima Naamaoui alias Djamila et, contrairement à ses deux compagnons, a eu la chance de survivre à la guerre. Trainés jusqu’à à la place principale de la ville de Saïda, les trois héros furent exposés à la population, avant d’être emmenés dans un camp d’internement où ils subiront les tortures les plus cruelles. Le colonel Bigeard profita de l’occasion pour haranguer la foule ce jour-là, en pérorant : «Je quitterai Saïda, l’esprit rassuré après la fin de ma mission !» Dans un témoignage, Djamila raconte les circonstances de son arrestation par les sbires du capitane Georges Grillot, chef du commando portant son prénom. Cela s’est passé à la ferme Hamdane Ali près de Saïda, le 7 décembre 1959, c’est-à-dire quatre mois, jour pour jour, après la visite « historique » du général de Gaulle à Saïda et l’hommage solennel qu’il avait rendu aux membres du commando Georges pour « le travail qu’ils faisaient » dans le cadre du projet de « pacification » qui lui était si cher. Ce jour-là, Mohamed Cheikh décida de descendre de la montagne pour mener une opération à l’occasion des fêtes de Noël. Les moudjahidine apprirent, dès l’aube, qu’ils étaient encerclés par l’ennemi. Ils sont alors allés se réfugier dans une cachette sous une écurie. Mais les soldats étaient vraisemblablement bien informés, grâce aux renseignements que leur avait fournis un « mouchard ». Pendant le siège, les soldats leur demandèrent de se rendre, avant de les attaquer. S’ensuivit un accrochage violent. Après avoir épuisé leurs munitions et perdu, au passage, deux hommes : Bouzid, un artificier de Tighennif, et un moudjahid nommé Kada Moustache, les survivants furent arrêtés. Djamila se souvient que, ce jour-là, elle portait les vêtements d’une vieille femme, son uniforme étant lavé. D’ailleurs, on voit bien dans la photo qu’elle est, en effet, vêtue « en civil ». Elle témoigne que l’armée coloniale avait découvert une quantité importante d’armes et de munitions qui étaient destinés au maquis. Ces armes avaient été ramenées par deux soldats algériens qui avaient déserté l’armée française. Sur cette « parade » que Bigeard et ses hommes leur firent faire, Djamila raconte que la mort les guettait à tout moment. « Il faisait très froid lorsque Bigeard a décidé de nous faire défiler à travers les rues et ruelles de la ville de Saïda, pour semer la terreur et la peur dans les esprits de la population. Mais, malgré cela, j’entendais de temps en temps quelqu’un dire : «Tenez bon ! Tenez bon ! » D’autant plus que l’effroyable scène du moudjahid Ali Aouni, jeté depuis un hélicoptère, était encore vivace dans les esprits », se souvient-elle. Ce qui lui a fait le plus mal, c’est lorsqu’elle entendit les harkis du commando Georges entonner devant elle des chants de fête, et aussi lorsqu’elle reçut un violent coup de crosse à la figure de la part d’un rallié, après lui avoir rappelé l’époque où il était avec les moudjahidine au djebel, avant de rallier l’armée française et d’intégrer le commando Gorges, sur instigation du chef politique Youssef Ben Brahim qui était son proche. Dans son témoignage, elle se souvient également de ce harki qui menaça Mohamed Cheikh de lui percer la joue avec un couteau s’il ne le tenait pas dans sa bouche. Un autre harki, nommé Adda Sersar, lui aussi ancien membre de l’ALN, se montra encore plus cruel en la déshabillant au centre de torture. Elle raconte : « Toutes mes supplications ne m’ont été d’aucun secours. Je lui ai rappelé que c’était lui qui m’avait appris les soins infirmiers et les premiers secours au maquis avant de s’évader avec sa femme, elle-même moudjahida, pour rejoindre les Français. » Le couple a gagné la France après l’Indépendance. Mais, un jour, rongée par les remords, l’épouse de ce félon lui rendit visite chez elle pour lui demander pardon. Lors du procès, le juge lui a posé des questions sur les mobiles de son adhésion à la révolution, « malgré son niveau d’instruction ». Sa réponse fut sans appel : « J’ai appris à l’école française que Jeanne d’Arc s’est battue pour la libération de son pays, alors je voulais faire de même pour mon pays. » Elle sera condamnée à vingt ans de prison et restera six mois à la prison de Mascara, avant d’être transférée à Oran, puis à El-Harrach, en compagnie d’autres moudjahidate et fidaïyate, dont Zoubidour Halima, dite Mama et Souiah Houari. Après un séjour à El-Harrach, elle fut transférée en France, d’abord à Marseille, puis à Rennes, où elle rencontrera les héroïnes de la bataille d’Alger, à l’image de Zohra Drif, Djamila Boupacha, Fatima Tandjaoui, Danielle Minne, Jacqueline Guerroudj, et d’autres. Comme elles, Djamila ne sera libérée qu’à la signature des accords du cessez-le-feu, en mars 1962.
In la revue Memoria
Technique des « Crevettes Bigeard »
«Elles resteront la sinistre image de cette époque qui perpétuera ce nom. Pour beaucoup, ce terme employé alors ne signifie rien, surtout qu’il ne figure dans aucun livre d’histoire de notre enseignement. Pourtant c’est en employant cette expression que Paul Teitgein interrogeait Massu, en 1957, sur les milliers de disparus pour lesquels il n’avait aucun rapport concernant leur « évaporation ». Pour éliminer physiquement, en faisant disparaître les corps, Bigeard avait inventé cette technique : sceller les pieds du condamné (sans jugement, sinon le sien), vivant, dans un bloc de béton (voir photo en médaillon, NDLR) et le larguer de 200 ou 300 mètres d’altitude d’un avion ou d’un hélicoptère en pleine mer. Il avait perfectionné cette technique : au début les Algériens étaient simplement largués dans les massifs montagneux, mais leurs corps étaient retrouvés. La seconde étape fut le largage en mer, mais quelques-uns sont parvenus à revenir à la nage sur la côte et échapper miraculeusement à la mort. C’est pourquoi il « fignola » le raffinement de sa cruauté en inventant le bloc de ciment. C’est par cette technique enseignée par son ami le général Aussaresses (et les officiers supérieurs instructeurs associés Lacheroy, Trinquier…) que cette technique a été utilisée en Argentine en particulier pour les 30 000 disparus que pleuraient les « Folles de la Place de Mai ». » Témoignage d’Henri Pouillot, ancien combattant français, militant antiraciste et anticolonialiste, publié le 18 novembre 2011.