Evénement: Bruce Springsteen a rappelé ses grognards du E Street Band pour son nouveau disque, «Letter to you», parcouru par le souvenir des proches disparus et l’envie de faire chanter les stades. Ceux qui pensent que la proximité de l’élection présidentielle aux Etats-Unis irrigue le disque en seront pour leurs frais. Springsteen a fêté ses 71 ans le 23 septembre. Et le temps qui fait son oeuvre est désormais au coeur de la sienne. «Quand tu atteins 70 ans (…) il y a un nombre déterminé d’années devant toi», lâche Springsteen dans le magazine Rolling Stone. «Depuis dix ans, c’est un thème qui revient chez lui, il voit +le train venir+ (la mort, ndlr), il est un poil dépressif (ce qu’il avait révélé dans son autobiographie +Born to run+), ce qui n’empêche pas d’avoir ici des chansons taillées pour les stades, car lui et sa bande de septuagénaires bastonnent encore», décrit pour l’AFP Belkacem Bahlouli, rédacteur en chef de Rolling Stone France. En dépit de la noirceur des textes, les refrains de «Ghosts», «Last man standing», «Rainmaker» ou «Janey needs a shooter» – un des trois anciens morceaux connus des fans et ici réarrangés – sont carrossés pour être entonnés par les foules quand les concerts XXL reprendront.
«Allégorie à la Dylan»
La scène donnera à cet album des élans de vie mais la mort rôde dans «Letter to you» (qui sort ce vendredi chez Sony). George Theiss, membre d’un des premiers groupes du «Boss», les Castiles, est récemment décédé d’un cancer. Springsteen est le dernier survivant de cette formation. «Impossible de ne pas penser à ta propre mortalité», commente-t-il dans Rolling Stone. Springsteen ne s’est surtout jamais remis du décès de deux de ses musiciens, le saxophoniste Clarence Clemons (sur lequel il s’appuie littéralement sur la pochette du fondateur «Born to run», 1975) et son organiste Danny Federici. «Clemons, c’est l’artisan du son du E Street Band, qui fait la synthèse entre le rock des années 1970 et le rythm’n’blues, la soul», rappelle pour l’AFP Philippe Margotin, co-auteur de «Bruce Springsteen, la totale, 332 chansons expliquées» (éditions Epa). On peut y ajouter la perte de Terry McGovern, son assistant. Cela éclaire la lecture de morceaux comme «Ghosts» («Fantômes»), «Last man standing» («Le dernier homme debout») ou «I’ll see you in my dreams» («Je te verrai dans mes rêves»). Et la politique dans tout ça? «On est dans l’allégorie à la Dylan plutôt que dans le brûlot», résume Belkacem Bahlouli. On entend ainsi un «clown criminel» qui a «volé le trône» dans «House of a thousand guitars». Sans que le nom de Donald Trump – que Springsteen avait taxé de «narcissique toxique» en 2016 sur Channel 4 – ne soit prononcé.
«Du recul»
«Springsteen a l’intelligence de prendre du recul pour chroniquer l’époque, comme quand il évoquait les attentats du 11 septembre – mais sans mentionner cette date – à travers les drames vécus par les pompiers, par exemple», prolonge Philippe Margotin. Voilà pour le fond. Pour la forme, l’album est né quand le «Boss» a empoigné la guitare acoustique donnée par «un fan italien»: «Il a senti que ses compositions n’étaient pas pour un album solo mais pour un groupe», complète Belkacem Bahlouli. Revoilà donc le E Street Band, qui n’était plus convoqué derrière les consoles de mixage depuis 2014 et sur scène depuis 2016. Et c’est la première fois depuis le mythique «Born in the USA» (1984) que le E Street Band enregistre dans les conditions du live pour un album studio. «On a fait une chanson toutes les trois heures», révèle dans Rolling Stone le guitariste Steve Van Zandt, également acteur inoubliable des «Soprano». «En gros, on a fait l’album en quatre jours et comme on avait réservé cinq jours, et qu’on n’avait plus rien à faire, on l’a écouté le cinquième jour».