Alors que tous les pays du monde sont sur le qui-vive, devant l’avancée galopante de la pandémie du coronavirus, qui a déjà fait des milliers de morts à travers toute la planète, adoptent des mesures draconiennes, allant jusqu’au confinement de plusieurs régions pour contenir et circonscrire le virus et éviter sa propagation à d’autres régions encore épargnées, le ministère des Affaires religieuses et des Wakfs dans le pays, a accouché, après une réunion de la commission ministérielle de la Fatwa consacrée à l’examen « des mesures à prendre, du point de vue religieux, face à cette pandémie qui menace la vie des Algériens et de l’humanité entière », d’un communiqué, écartant d’un revers de la main toute possibilité de fermeture des mosquées face à une menace sérieuse sur la santé publique. Dans ce qui suit, des sociologues, politiques et autres spécialistes, réagissent à la fetwa émise par le ministère des Affaires religieuses et des Wakfs.
B. O.
NACER DJABI (SOCIOLOGUE) : « Ce n’est pas une affaire de religieux »
Contacté par nos soins, le sociologue Nacer Djabi, qualifie la sortie du ministère d’une demi- fatwa car, a-t-il expliqué, « inviter les personnes âgées, et les enfants et les femmes à rester chez eux, en évitant de se rendre dans les mosquées pour contrer la propagation du virus, et décréter la fermeture de ces lieux de culte après l’accomplissement des prières sont des demi-mesures et de fuite en avant ». Plus explicite, M. Djabi pense que c’est justement le contraire qui devrait se faire pour éviter la concentration et le contact des citoyens comme c’est le cas dans les prières. « En raison de cette pandémie, l’Arabie saoudite a suspendu le pèlerinage dans les Lieux Saints et le Koweït, a interdit la prière du vendredi, deux pays qui sont pourtant musulmans ; notre pays se contente de demi-mesures qui ne trouvent leurs explications que par le manque du courage politique de nos décideurs et surtout le manque de légitimité qui fait en sorte qu’ ils sont incapables d’assumer des décisions en bonne et due forme », a déclaré, sans complaisance, le sociologue Djabi. Sur une question de savoir pourquoi le gouvernement ne tranche pas directement sur la question, en procédant à la fermeture des mosquées pour éviter la propagation du virus, notre interlocuteur a affirmé que nos dirigeants manquent de courage politique pour prendre des décisions d’envergure surtout pour ne pas avoir à affronter la réaction de la population qui n’écoute plus justement, les discours des politiques ni ceux des religieux en mal de légitimité, aux yeux du peuple, et par conséquent ils se confinent derrière des demi-mesures.
« Ce n’est pas une affaire de religieux, mais il faut juste prendre les mesures qui s’imposent face à cette pandémie car ça y va de la santé de toute la population », a suggéré M.Djabi.
SOUFIANE DJILALI (JIL JADID) : « Un préambule à la fermeture des mosquées »
De son côté, le président du parti Jil Jadid, Soufiane Djilali, que nous avons également joint, a estimé que le gouvernement devrait prendre les décisions nécessaires et assumer ses responsabilités pour protéger la population face à cette maladie infectieuse comme il a procédé à la fermeture des écoles et les universités en plus de l’interdiction des rassemblements publics.
« La décision émanant de la fetwa n’est qu’un préambule à la fermeture dans les prochains jours de toutes les mosquées pour éviter la propagation de cette pandémie à d’autres régions du pays et les mesures énoncées dans le communiqué, visent sans aucun doute, à préparer l’opinion publique sur des mesures plus radicales allant jusqu’à la fermeture de ces lieux de culte », a estimé le chef de cette formation politique de l’opposition.
BOUZID BOUMEDIENNE (SG DU HCI) : « La pandémie relève du domaine des scientifiques »
« Je m’attendais à ce que la fetwa décrète la suspension momentanée des prières collectives comme c’est le cas au Maroc, Tunisie, Égypte et Turquie. Mais malheureusement et contre toute attente, le communiqué est porté sur des petites mesures, en raison du manque d’audace politique de nos dirigeants par peur de choquer la sensibilité de la population, au lieu d’œuvrer sur les mesures préventives qui s’imposent ; car il s’agissait de la santé publique et ça y va de la responsabilité de l’État de protéger ses concitoyens », a déclaré, pour sa part, Bouzid Boumedienne, Secrétaire Général du Haut Conseil Islamique (HCI), également spécialiste des questions politiques et religieuses.
De plus, ajoute la même source, « la question de la pandémie du coronavirus relève du domaine des scientifiques qui décident, à eux seuls, de la nécessité ou non de fermer les mosquées pour des raisons de santé publique, et si c’est le cas, les lieux de culte doivent impérativement être fermés car, enchaîne–t-il, l’opinion publique ne cherche pas une fetwa religieuse, sur une maladie mortelle; mais s’attend à un avis scientifique ».
M. Boumedienne a tenu à relever que le HCI, bien qu’ il soutient les décisions du ministère, qui a été présenté au Haut conseil islamique (HCI) et à un groupe d’ulémas et de cheikhs pour approbation, son département a émis, dans un communiqué, certaines recommandations, dont justement la fermeture des mosquées dans les régions affectées par le virus. Il a aussi souligné une anomalie dans le texte du MARW relatif à la fetwa qui, selon lui, reste ouvert et qui laisse entendre qu’il pourrait y avoir des complications de la situation et qui va, inévitablement, conduire les autorités à décider la fermeture de ces moquées d’où justement son étonnement sur la portée d’une telle mesures alors qu’il est possible d’agir en amont avant que la situation ne s’envenime davantage et échappe à tout contrôle. Il a impute en outre toutes ces tergiversations et autres hésitations à prendre des mesures claires et fermes à « la fragilité du système politique qui n’ose pas assumer ces décisions pour ne pas subir d’éventuelles foudres de la rue ou du moins d’une partie de la population ».
AMINE ZAOUI (AUTEUR) :
Dans un message posté hier, sur sa page facebook, l’auteur Amine Zaoui, que nous avons tenté de joindre à maintes reprises, en vain, s’est contenté de quelques mots qui disent long sur sa pensée sur la question. « La santé collective doit primer sur la prière collective ! », a-t-il écrit.
Propos recueillis par Oubellil Brahim
YASMINA KHADRA (ÉCRIVAIN) :
« Les rassemblements, de toutes natures, sont un péril »
Des artistes et des personnalités du monde de la culture joignent leurs voix à celles des spécialistes de la santé, des personnalités politiques ainsi que celles des autorités publiques pour la sensibilisation et la prévention de la societé contre la propagation du Covid-19.
Le célèbre écrivain, Yasmina Khadra, a partagé un long texte sur sa page Facebook, appelant les Algériens à être prudent. Après avoir fait un rappel de l’évolution du virus dans le monde, et des capacités algériennes limitées à faire face à une pandémie. L’auteur des Hirondelles de Kaboul fait appel « à la raison et à la sagesse de tout un chacun, afin que tous ensemble, nous prenions très au sérieux la pandémie qui est en train de se répandre sur la planète, obligeant des villes entières au confinement le plus strict. Prenons l’exemple sur ce qui se passe ailleurs, dans des pays mieux armés et plus disciplinés qui ne négligent aucune précaution en mesure d’épargner des vies humaines. Nous devons, nous aussi, prendre des mesures draconiennes pour éviter à notre pays une catastrophe extrêmement meurtrière ».
À propos des manifestations populaires, Yasmina Khadra suggère que « Le Hirak doit observer une trêve. Il doit appeler les Algériens à ne pas prendre de risques inutiles aux conséquences dramatiques. Les marches hebdomadaires constitueraient des facteurs évidents de la propagation du coronavirus. Les rassemblements, de toutes natures, sont un véritable péril. Soyons raisonnables, soyons responsables et soyons solidaires pour empêcher la pandémie de s’attaquer à ce que nous avons de plus cher et de plus précieux : la santé de notre nation, la vie de chacun de nous.
AMEL ZEN (CHANTEUSE) :
« Ni marché, ni mosquées, ni voyages et ni … »
De son côté, la jeune chanteuse et militante, Amel Zen, dit qu’elle « n’attend absolument rien de ce système, encore moins en situation de crise. Quand il joue à ignorer les premières mesures de sécurité à prendre en charge ; notamment la sécurisation de nos frontières aérienne et maritime, et quand il négocie la fermeture des mosquées ! » La chanteuse estime qu’il est temps de « réfléchir en prenant du recul, afin d’agir ensemble, sans excès de zèle ni démesure, sans haine ni violence. L’heure n’est pas au lynchage et à l’agressivité, elle est à la sensibilisation censée, à la raison juste et mesurée, nous sommes tous dans le même wagon et pour cela, nous sommes dans l’obligation de prendre nos propres précautions seuls. Le danger est partout, la sensibilisation doit donc se faire à tous les niveaux sans exception aucune ! », écrit-elle.
Contactée hier par le Courrier d’Algérie, Amel Zen appelle « à la vigilance et à la raison pour combattre ensemble le Coronavirus. Nous devons être responsable et prendre des décisions pour l’intérêt général et la santé de tous ; chacun, à son niveau, doit revoir ses gestes et déplacements. Plus de marché ni de mosquées, plus de voyages ni de rassemblements. Il faut limiter ses déplacements sauf pour urgence ou nécessité », suggère-t-elle. Pour Amel Zen, « Le Hirak continue pour ma part sous d’autres formes (numérique et artistique). Je suspends la manifestation et espère que mes frères et sœurs du mouvement populaire prendront aussi cette décision et opteront ensemble pour une autre forme de lutte. Nous serons plus utile pour lutter vivants que morts », ajoute-t-elle.
Arezki Ibersiene
SMAïL LALMAS (économiste) :
« Il faut fermer les mosquées et autres lieux s’il le faut ! »
L’économiste, Smaïl Lalmas, a critiqué l’attitude des autorités publiques en réaction à la propagation du COVID-19 en Algérie. Il a dénoncé la gestion et le retard accusé en laissant les aéroports et les ports ouverts alors que le virus nous vient de l’extérieur. Quant à la fetwa, émise dimanche, liées aux mesures prises pour la mosquée, pour limiter la transmission de la pandémie, l’économiste insiste sur la nécessité d’impliquer les spécialistes et experts des questions sanitaires pour donner plus d’impact et de crédibilité à cette mesure. Ainsi, la commission a appelé les imams à seulement fermer les mosquées juste après la fin des prières, et d’y annuler toutes les activités religieuses. Commentant ces mesures prises, Lalmas souligne : « C’est aux spécialistes et experts de la Santé de trancher sur cette question. Il faut expliquer aux citoyens d’une manière claire comment le virus se propage et sensibiliser sur cette question. Ce type de décision doit être pris sur la base d’arguments scientifiques. Il faut fermer les mosquées et les autres lieux de regroupement s’il le faut pour sauver des vies. Je pense que ces mesures prises actuellement par le gouvernement sont destinées pour la consommation internationale. Il faut être clair dans ce genre de situation, se référer aux personnes crédibles et revenir à la science ». L’économiste a marqué son mécontentement quant à l’attitude des pouvoirs publics pour faire face à la propagation du COVID-19. « On assiste aujourd’hui à une gestion catastrophique d’une crise qui bouleverse le monde entier. Le citoyen algérien est comme tous les citoyens du monde. Si les appels des chefs d’État des autres pays on trouvé des échos auprès des citoyens, c’est parce qu’il y a une confiance entre les deux parties. En Algérie ce n’est pas le cas. On voit qu’il y a des morts un peu partout dans le monde, mais on continue de sortir comme si de rien n’était, malgré les appels des pouvoirs publics qui échouent à mettre des mécanismes pour gérer cette situation », dit-il. « Les citoyens sont en colère car, nos responsables ont tardé pour prendre les mesures nécessaires en laissant les aéroports et les ports fonctionnels alors que le virus vient de l’Europe ! », s’est-il exclamé ajoutant qu’« il y a eu un retard flagrant dans la prise des décisions pour freiner la propagation de ce virus ». S’agissant des marches du Mouvement populaire pacifique, Lalmas considère que la santé du citoyen doit être une priorité. Selon lui, « suspendre le hirak temporairement est une nécessité de l’avis de tous les experts de la santé. La santé du citoyen avant tout ». Concernant la fermeture des commerces pour limiter la propagation du virus, l’économiste propose de laisser les commerces ouverts en les accompagnant de certaines mesures d’hygiènes et expliquer aux gens comment se déplacer en respectant les mesures préventives.
ZOUBIDA ASSOUL (UCP) :
« Les mosquées doivent être fermées comme les écoles… »
« Les pandémies font partie des forces majeures. Et quand on est face à une force majeure, les responsables et le président de la République doivent prendre toutes les mesures nécessaires accompagnées d’une pédagogie, d’explications et d’une communication efficace », a indiqué Zoubida Assoul, présidente de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), jointe hier par téléphone.
« Même dans le Coran, la vie humaine est sacrée. Aujourd’hui, il s’agit de préserver la vie humaine et minimiser au maximum la propagation de ce virus. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi on laisse encore les mosquées ouvertes. Ce n’est pas quelque chose contre l’Islam, au contraire ! On ne rigole pas avec la vie des gens. Les mosquées doivent être fermées comme les écoles et les universités et les autres espaces publics. Il faut être responsable. Le rôle de l’État c’est d’avoir cette autorité de prendre des mesures efficaces avec rigueur et fermeté pour faire face à cette situation de crise. Car prendre des mesures à mi-chemin c’est irresponsable », dira l’avocate. Selon elle, nos responsables ont agi « en retard » face à cette pandémie mondiale. Et de s’interroger : « Pour le moment, on n’a pas vu le président de la République s’adresser au peuple. On ne sent pas vraiment la feuille de route et la mobilisation de tout le dispositif de veille pour faire face à cette situation». Pour Assoul, il faudrait fermer les mosquées et demander aux gens de prier chez eux, car, dit-elle, « les mosquées sont des lieux confinés où la majorité sont des gens âgés donc des catégories vulnérables. C’est un foyer assez important qui pourrait propager cette pandémie. Certains pays musulmans l’ont fait en appelant à faire la prière à la maison ». La présidente d’UCP préconise que si nous voulons préservez les vies humaines, l’État doit prendre ses responsabilités. Quand il s’agit d’une pandémie pareille, « il faut que toutes les parties prennent leur responsabilité : les politiques, les responsables, les scientifiques et les médias, doivent tous s’impliquer ».
Elle a noté enfin que les gens qui continuent à sortir dans les lieux publics malgré la menace persistante, sont « mal informés sur la gravité de la situation ».
MOHAMED BEKKAT BERKANI (CNOM) :
« Les gens doivent comprendre d’eux-mêmes »
Pour Mohamed Bekkat Berkani, président du Conseil national de l’Ordre des médecins, les mosquées sont des lieux de regroupement des populations. Les fermer contribuera à la protection des vies humaines. « Les gens doivent comprendre d’eux-mêmes qu’ils ne doivent pas fréquenter ces lieux ni vendredi, ni un autre jour de semaine, vus la menace persistante. Maintenant, chacun doit prendre sa responsabilité et limiter le regroupement des gens», dit-il. « La Mecque, le Kuweit, les Émirats arabes unis ont fermé les mosquées, pourquoi pas nous ? Il faut poser la question aux autorités publiques », a ajouté Dr. Berkani. Le président du CNOM voit que la communication pose problème dans notre pays. « Il faut expliquer les choses d’une manière simple au citoyen à travers des spots télévisés et des campagnes de prévention. Sincèrement, je pense que demander aux gens de porter les masques est une erreur fondamentale alors qu’ils ne portent pas des signes de cette pathologie. Le port des masques est obligatoire pour les cas avérés », a-t-il conseillé par ailleurs.
D’autre part, Dr. Berkani voit qu’aller vers des mesures drastiques (fermetures de tous les commerces et le confinement), « est encore tôt car l’Algérie n’a pas encore atteint le stade 3 de la pandémie ». Il appelle ainsi à l’application des mesures nationales et bien étudiées. « À Alger, on commence à fermer, mais pourquoi pas avec le même rythme qu’ailleurs ou à Blida qui est le foyer de ce virus ? », s’est-il interrogé.
Propos recueillis par H. Hadjam