L’écrivain et chercheur René Naba, dans un post envoyé pour publication au « Courrier d’Algérie », fait une lecture avisée du livre de Kamar Idir, «D’une vie à l’autre: Des vies fragiles» (Édition La Frachi), et fait un retour sur un aspect méconnu de la colonisation de l’Algérie.
Journaliste-écrivain, ancien responsable du monde arabo musulman au service diplomatique de l’AFP, puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, responsable de l’information, membre du groupe consultatif de l’Institut scandinave des droits de l’Homme et de l’Association d’amitié euro-arabe. Auteur de «L’Arabie saoudite, un royaume des ténèbres» (Golias), «Du Bougnoule au sauvageon, voyage dans l’imaginaire français» (Harmattan) ; depuis 2014, il est consultant à l’Institut international pour la paix, la justice et les droits de l’Homme (IIPJDH) dont le siège est à Genève. Depuis le 1er septembre 2014, il est directeur du site Madaniya.
«À force de nous entre-tuer, nous finirons un jour par ne parler qu’aux morts». Propos d’Ammy Simane, dont le portrait orne la couverture de l’ouvrage de Kamar Idir sur le traumatisme psychiatrique algérien de Marseille.
Ce papier est publié à l’occasion du 56e anniversaire des accords d’Evian, le 18 mars 1962, qui mirent fin à sept ans de guerre coloniale française en Algérie et débouchèrent sur l’Indépendance algérienne, après 130 ans de colonisation. Retour sur un aspect méconnu de ce drame.
80 % des patients sont des Algériens
Un chiffre résume à lui seul le traumatisme psychiatrique des Algériens de Marseille et dispense de tout commentaire : Quatre-vingt pour cent (80 %) des patients qui fréquentent les établissements psychiatriques de la cité phocéenne sont des Algériens, conséquence des convulsions de l’histoire, de la conquête coloniale, des troubles post indépendance, de l’acculturation, de la dé-personnalisation, des remugles de la vie, de la fragilité humaine et de la loi d’airain du capitalisme sauvage.
En dix-sept portraits, Kamar Idir, auteur de l’ouvrage «D’une vie à l’autre: Des vies fragiles», nous offre un saisissant panorama de la misère de ces «damnés de l’exil», «venus s’échouer sur les trottoirs, les dortoirs ou les mouroirs de la cité phocéenne; des hommes qui n’ont comme foyer que la rue, le refuge pour sans-abris, le squat, ou au mieux l’hôtel miteux», pour reprendre l’expression de Fathi Bouaroua, Directeur régional PACA de la Fondation Abbé Pierre, co-éditeur de l’ouvrage.
De l’enfumage des grottes au moment de la conquête coloniale, au massacre de 40 000 Algériens à Sétif ( la version officielle de l’Algérie donne le chiffre de 45 000, ndlr), cent ans après, le 8 Mai 1945, le jour de la victoire alliée de la 2e Guerre mondiale; des «chairs à canon», à «faire suer le burnous», de la déportation en Nouvelle Calédonie, aux déportations durant la guerre d’Algérie de l’ordre de deux millions de personnes aux ratonnades et à la torture, rares sont les Algériens sortis indemnes de ce processus centenaire d’acculturation et de dépersonnalisation.
Touche supplémentaire à ce sombre tableau: la discrimination ethnico religieuse du fait du Décret Crémieux qui accorda la citoyenneté française aux indigènes juifs d’Algérie et la refusa aux autochtones musulmans, de même que le terrorisme de l’OAS en guise de bouquet final à l’Indépendance qui explique indirectement le fort exode des Français d’Algérie.
Terrorisme made in Organisation de l’armée secrète
Le terrorisme de l’Organisation de l’armée secrète, commandée alors par le Général Raoul Salan, ancien commandant en chef en Algérie, a provoqué plus de 2 200 morts, civils ou militaires. Les « nuits bleues », les opérations à explosion multiples aux quatre coins d’Alger, ont atteint leur paroxysme en janvier et février 1962, visant en premier lieu des personnalités ou des journaux communistes.
En Algérie, à partir de mai 1961, c’est parfois jusqu’à 350 explosions mensuelles qui secouaient la capitale algérienne. L’assassinat le 15 mars 1962, quelques jours avant le cessez-le-feu, de six dirigeants de centres sociaux éducatifs, restera un des exemples de ce terrorisme aveugle, dont l’action était approuvée par la majorité de la population européenne d’Algérie.
Un comportement qui ira grossir le flot des rapatriés vers le sud de la France au point de constituer un fort «lobby pieds noirs», unique pays au monde parmi les anciennes puissances coloniales européennes à disposer d’un groupe de pression d’anciens colons, le terreau de l’extrême droite française.
L’important taux psychiatrique algérien – quadruple du taux des patients des autres nationalités, particulièrement des patients originaires du Maghreb – s’explique aisément par la durée de la colonisation française de l’Algérie (130 ans) et par la dureté de cette colonisation avec le code de l’indigénat doublée d’une guerre de Libération de six ans (sept ans, dit la version officielle algérienne, ndlr); avec en superposition l’ostracisme soft qui frappe la communauté algérienne de Marseille, -de l’ordre de 250.000 personnes, soit le quart de la population de la métropole phocéenne-, mais dont la présence massive demeure néanmoins invisible, en dépit d’un important lot d’universitaires, d’entrepreneurs, d’artistes et d’acteurs de la société civile.
Malades, sous payés et sans abri : l’asile au bout
Se superposant à leur surexploitation, en un sort comparable aux Chibanis, -ces vieux travailleurs immigrés sous-payés, sans protection sociale, sans abri-, cette perte de repères a été fatale à bon nombre d’émigrés algériens de France. Un phénomène amplifié par leur précarité et leur exclusion sociale pour aboutir finalement à leur déstructuration et leur aliénation.
Peu de gens de par le monde auront vécu pareilles épreuves dans la sérénité et la bonhomie. Rares sauront «raison garder» de ce parcours chaotique rempli de bruits de fureurs.
Facteur aggravant, la précarité de la condition psychiatrique à Marseille. Parent pauvre de la santé en France, cette spécialité paie depuis des années un lourd tribut aux réductions des dépenses de santé.
«Tout simplement parce que la psychiatrie est le secteur où les économies sont les plus faciles à réaliser », analyse le Pr Christophe Lançon, chef du pôle psychiatrie Sud à Marseille, qui pointe, par ailleurs, l’absence de choix politique.
Car si, depuis la décennie soixante, pour rompre avec l’enfermement et la psychiatrie « asilaire », les alternatives à l’hospitalisation doivent être encouragées, les moyens manquent. Il faut souvent plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous en accueil de jour.
Curieux rapport que celui qui lie Marseille à l’immigration algérienne fonctionnant selon le couple attraction-répulsion, accréditant par moments l’idée de Marseille comme étant la 49e wilaya de l’Algérie.
Dans le cas de la psychiatrie, fait aggravant, la grande majorité des cliniciens des établissements psychiatriques de Marseille étaient, au départ, des praticiens originaires de l’Algérie, des « pieds noirs » transplantés à Marseille du fait de l’exode post indépendance algérienne, voués à la thérapie des Algériens.
Bon nombre d’entre eux opéraient déjà à Blida, la plus importante clinique psychiatrique d’Algérie, immortalisée par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, compagnon de route de la Révolution algérienne et auteur du mémorable ouvrage « Les Damnés de la Terre ».
Une situation surréaliste qui conduira un observateur avisé à relever cette incongruité par cette formule désabusée selon laquelle «les victimes du colonialisme traitées par des praticiens néo colonialistes».
Les cliniciens ont mis d’ailleurs à profit cet afflux pour approfondir leur connaissance de la traumatologie mentale au point que l’expertise thérapeutique acquise en ce domaine a servi de produit d’appel à de nombreux patients du Maghreb qui n’ont pas hésité à braver la mer pour tenter d’héberger leurs souffrances ou plus simplement de soulager leurs tourments réels ou supposés.
Un motif de fierté pour les nostalgiques de l’Empire français, un sujet de désolation pour de nombreux algériens contraints de confier leur psychisme à leurs anciens colonisateurs. Une perversion absolue.
S’ensuivent les années du terrorisme, dont les effets frappent encore les esprits de plein fouet; une autre épreuve mentale difficilement supportable, que les Algériens ne pensaient pas vivre. Le drame allait se poursuivre pendant dix longues années, plus longtemps que la guerre de Libération, des années terribles qui laisseront beaucoup de personnes « sur le carreau ».
O. F.