Le changement de stratégie de Boko Haram, qui multiplie les attentats-suicide depuis le coup d’arrêt infligé à son expansion territoriale dans la région du lac Tchad, oblige à repenser les objectifs de la force régionale en cours de déploiement contre le groupe islamiste nigérian. C’est tout le paradoxe: depuis le début de l’année 2015, les victoires remportées par les armées de la région (Nigeria, Tchad, Cameroun, Niger) ont contribué à éparpiller la menace, les insurgés s’étant repliés dans des zones très difficiles d’accès comme la forêt escarpée de Sambisa (proche du Cameroun) ou le lac Tchad, véritable labyrinthe composé de centaines d’îlots. Affaiblis, les islamistes qui ont perdu des pans entiers de territoire et de localités-clés (Gwoza, Baga…) dans le nord-est du Nigeria où ils avaient proclamé l’établissement d’un califat avant de prêter allégeance à l’Etat islamique, ont adapté leur mode opératoire. Depuis plusieurs semaines, ils multiplient les attentats kamikazes sanglants dans les grandes villes, n’hésitant pas à utiliser de très jeunes filles pour se faire exploser dans les marchés ou les bars bondés. Fini la guerre frontale: la future force militaire va « combattre un groupe avec une stratégie de guérilla, qui commet des attentats-suicides et des raids éclairs », juge l’analyste Ryan Cummings, de l’entreprise de conseil en sécurité Red24. La Force d’intervention conjointe multinationale (MNJTF), à laquelle doivent participer le Nigeria, le Niger, le Tchad, le Cameroun et le Bénin, doit compter 8.700 hommes et permettre de mieux coordonner leurs efforts, jusque-là dispersés.
Face à des actions de moins en moins prévisibles, le Nigeria et ses alliés devront « mettre en place un réseau local de renseignements fiable et étendu » à des territoires immenses, estime M. Cummings.
Outre la nécessité « d’avoir des troupes capables de tenir des terrains autrefois contrôlés » par Boko Haram, « la récolte des informations et leur utilisation sur le terrain est probablement le défi principal qu’aura à gérer cette force multinationale », confirme Benjamin Augé, chercheur associé à l’Institut Français des relations internationales (IFRI). D’Abuja à N’Djamena, les autorités ne cessent d’encourager les populations à collaborer et à dénoncer tout comportement suspect. Toutefois, préviennent les experts, ce ne sera pas chose facile dans les fiefs nigérians de Boko Haram, où l’armée a perdu la confiance des civils, accusée d’avoir commis de nombreuses exactions lors de la répression de l’insurrection qui a fait plus de 15.000 morts depuis 2009.
En attendant, les islamistes ont infiltré ces régions touchées par un taux record de pauvreté et majoritairement peuplées de musulmans souvent de la même ethnie qu’eux, favorisant les complicités locales. C’est notamment le cas à Maroua, la capitale de l’Extrême-Nord du Cameroun, où « des actions plus ciblées sont menées depuis les attentats de juillet », avec des opérations de « bouclage » dans les quartiers susceptibles d’abriter des membres de Boko Haram où ont eu lieu « de nombreuses arrestations », expliquent des sources sécuritaires camerounaises. Le Tchad, qui joue un rôle clé dans la lutte contre Boko Haram, a aussi été récemment touché au coeur: à N’Djamena, deux attentats suicide ont fait une cinquantaine de morts en moins d’un mois.
Déploiement toujours attendu
Le déploiement de la MNJTF, censé être effectif depuis le 30 juillet, est en revanche toujours attendu, même si Abuja ne cesse d’annoncer qu’il se fera « d’un moment à l’autre ».
Les mésententes entre le Nigeria anglophone et ses voisins francophones ont longtemps retardé sa mise en place, alors que sa création avait été décidée en mai 2014, après le rapt de plus de 200 lycéennes à Chibok (Nigeria) qui avait choqué le monde. Depuis son investiture le 29 mai, le nouveau président nigérian Muhammadu Buhari, qui a fait de la lutte contre Boko Haram une priorité, a relancé la coopération régionale en multipliant les face-à-face avec ses homologues. Peu d’informations ont filtré jusque-là. Sous couvert d’anonymat, certains officiers tchadiens – dont les troupes ont lancé mi-juillet une vaste offensive sur le lac, sans attendre les pays voisins – estiment que le déploiement se fera par un renforcement des effectifs déjà sur place. Les contributions des différents pays restent floues, hormis celle du Bénin, qui a promis l’envoi de 800 hommes sur les 8.700 militaires, policiers et gendarmes prévus. Une chose est sûre: la force, dont l’état-major est basé à N’Djamena, sera dirigée par le général nigérian Iliya Abbah, officier d’infanterie musulman originaire du nord du Nigeria, et divisée en « secteurs ». Mais sur quels territoires? Il faut encore « déterminer dans quelles parties du Nigeria et des pays voisins la force multinationale sera autorisée à opérer », estime Ryan Cummings, qui n’exclut pas un « débat féroce » sur cette question sensible touchant aux souverainetés nationales. Le manque de moyens peut également expliquer ces retards. Excepté quelques rares contributions extérieures comme les 5 millions de dollars promis par les Etats-Unis, ou l’assistance technique apportée par la France, la force est essentiellement financée par les pays de la région.