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La Libye, bombe migratoire au sud de l’Europe

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« Plutôt mourir que retourner au pays. » Mohammed Abdi est très sérieux. Le jeune Somalien a côtoyé la mort, alors il connaît la charge d’ombre des mots. Visage fin encadré d’une capuche orange, menton piqué d’une touffe de poils, il est assis sur une chaise sous le soleil encore clément de Misrata et se souvient de la peur qui l’a noué quand le Zodiac a commencé à dériver, moteur cassé, au large des côtes de la Libye.

C’était dimanche 12 avril, mer sans nuées et la Sicile si proche, l’avenir au bout de l’index. Le rafiot au caoutchouc bombé ne suivait pourtant plus que d’incertains courants. Cent dix migrants étaient entassés sur ce canot sans fond conçu pour en contenir à peine le quart. Tous des Somaliens qui avaient payé 600 dollars (556 euros) pour la traversée. « Nous, les Somaliens, on préfère rester entre nous pour éviter les bagarres avec les migrants d’autres pays », lâche Mohammed Abdi. Ce dimanche-là, il n’a pas fallu longtemps au jeune Somalien pour comprendre qu’avec le moteur cassé, son rêve de Norvège s’était brisé. La vedette des garde-côtes libyens a surgi et il en a été soulagé. Ce n’était qu’une première fois. Le voilà maintenant dans une école à la façade vert pomme aménagée en centre de détention pour migrants à la sortie est de Misrata, au cœur de cette Libye déchiquetée où s’affrontent les milices.

« Plutôt mourir que de renoncer… »
Qu’importe l’adversité, Mohammed Abdi sait qu’il tentera à nouveau sa chance : « Pour moi, retourner en Somalie, avec son insécurité et sa pauvreté, n’est pas envisageable. Je réessaierai de partir en Europe. Plutôt mourir que de renoncer… » Alors, oui, si on le renvoie chez lui, il est prêt à recommencer son périple de trois mois, « caché d’endroits en endroits », « embarqué dans des grosses voitures » sans même apercevoir des « passeurs qui changent à chaque étape ». Irrésistible courant ? Sur la seule journée du dimanche 12 avril, les garde-côtes de Misrata ont intercepté 250 candidats à l’émigration vers l’Europe, Africains subsahariens dans leur écrasante majorité. Avec le retour du beau temps en Méditerranée, les départs s’intensifient et les drames en mer se multiplient. Le chaos qui règne le long de la côte de la Tripolitaine, où se concentre l’essentiel des départs depuis l’Afrique du Nord, expose de manière crue le défi migratoire que pose désormais à l’Europe une Libye à l’état de faillite. Après des chiffres record en 2014 – autour de 170 000 arrivées en Italie –, la courbe s’envole depuis le début de l’année. « Avec le beau temps, on dénombre en ce moment entre 300 et 700 migrants qui quittent la Libye par jour », estime un officier de renseignement de la coalition de milices qui contrôle Misrata. Les lieux de la Tripolitaine d’où les esquifs précaires prennent la mer sont connus : Zouara, Sabratha, Zaouïa, Garabulli, Al-Khoms, Zliten, points d’aboutissements des routes méridionales traversant le Sahara. Et pour les contrôler, l’administration fantôme d’un pays en guerre ne dresse plus qu’une fiction de barrière. Le lieutenant-colonel Taufik Alskir soupire. Il arpente les quais du port de Misrata mouillés d’une mer d’huile. Sur le béton ébréché s’étale le Zodiac dégonflé saisi dimanche.
On peine à imaginer qu’une centaine de personnes aient pu y prendre place. Trois d’entre elles sont tombées à l’eau et se sont noyées au moment où la vedette du lieutenant-colonel Alskir a arraisonné le canot en proie à l’agitation. Le chef adjoint des garde-côtes soupire dans sa barbe poivre et sel car il ne sait plus comment faire. « Je n’ai aucun soutien du gouvernement, se lamente-t-il. Sans aide, je ne peux rien faire pour lutter contre l’émigration illégale. » Son arsenal se résume à deux vedettes – l’une à Misrata, l’autre à Al-Khoms – pour les 600 km de côtes qui relèvent de sa compétence territoriale. Et la maintenance des bâtiments est devenue, à l’en croire, un véritable cauchemar depuis l’éclatement de la guerre en 2014 et la division du pays en deux gouvernements rivaux, l’un basé à Tripoli (Ouest) et l’autre à Bayda (Est). Un contrat avait ainsi été signé avec l’Italie pour la réfection de quatre vedettes, mais Rome n’a toujours pas restitué les bâtiments en raison de la confusion politique ambiante.

Coopération grippée
Pour souligner son impuissance, le lieutenant-colonel Alskir lâche cette abrupte confidence : « Vous voyez, si je prends la mer maintenant, je suis sûr de croiser un ou deux bateaux de migrants. » Mais il ne prend pas si souvent la mer avec ces deux pauvres vedettes pour 600 km. Le chiffre de dix à quinze embarcations de migrants quittant la Tripolitaine par semaine ne lui semble « pas impossible ». La Libye, bombe migratoire pour l’Europe ? A Tripoli, siège du gouvernement de l’Ouest libyen auquel est affilié Misrata, les officiels appellent à l’aide. « L’Europe doit prendre sa part du fardeau, la Libye ne peut pas en supporter le poids toute seule », a imploré le 14 avril lors d’une conférence de presse solennelle à Tripoli Mohammed Abou Al-Khair, le ministre du travail. Depuis que les ambassades ont quitté la capitale en 2014 pour se relocaliser en Tunisie voisine, en attendant que se règle la crise de légitimité entre les deux pouvoirs rivaux, toute la coopération internationale sur la question migratoire en Libye s’est grippée. Le réseau diplomatique qui permettait le rapatriement vers leurs pays d’origine des migrants interceptés ne fonctionne plus qu’au ralenti. Les demandes de prise en charge doivent désormais être adressées par Tripoli aux ambassades africaines rapatriées à Tunis, allongeant d’autant les délais. « L’ambassade du Sénégal coopère, témoigne Salah Aboudabous, le directeur du centre de détention de Misrata. Mais les ambassades de Somalie et d’Erythrée sont les plus difficiles d’accès. »

Extrême précarité
En attendant, les centres de détention en Libye se remplissent dans des conditions d’extrême précarité. Dans l’ouest du pays – principal foyer de départs – environ 20 000 migrants ont été arrêtés depuis le début de l’année. A Misrata, la détresse des détenus est palpable. Hommes et femmes sont entassés, sans séparation stricte, dans des salles exiguës au sol dur jonché de quelques couvertures, linge séchant aux fenêtres. L’eau est coupée à partir de 17 heures. « Nous sommes enfermés là et nous ne savons pas pour combien de temps, grince le jeune Somalien Mohammed Abdi. Il y a déjà trois cas psychiatriques, des personnes qui se parlent à elles-mêmes. J’ai peur de devenir fou ici. J’ai peur de faire une bêtise et qu’on me tire dessus. » Cette impuissance d’un Etat libyen fracturé a une autre conséquence : elle ouvre de nouveaux espaces aux réseaux criminels prospérant sur le trafic des êtres humains. De l’avis de nombreux observateurs, ces derniers font preuve d’une agressivité inédite. A l’image des milices qui font la loi alentour, ils s’arment pour s’ouvrir des accès à l’écart des principaux axes routiers devenus trop aléatoires.
« L’équipement en armes des contrebandiers est un phénomène nouveau depuis un an », note le directeur du centre de détention de Misrata.
Dans ce contexte, la crainte de voir des groupes djihadistes faire la jonction avec les réseaux de passeurs n’est plus une simple hypothèse. Elle alarme de plus en plus les Européens. A Misrata, un officier de renseignement n’écarte pas cette perspective, même s’il n’est pas en mesure d’en fournir des indications tangibles. « Il y a une stratégie des djihadistes d’utiliser les migrants pour déstabiliser l’Europe, croit-il savoir. Ils travaillent sur le long terme. »

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