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La civilisation de l’ersatz de Djawad Rostom Touati : Une jeunesse bourrée de talent sur la marge d’une société consumériste

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Dans «Le culte du ça» , le second volet de «La civilisation de l’ersatz», paru aux éditions APIC (2019), les personnages de ce roman sont des jeunes qui se cherchent un chemin et ne savent comment améliorer leur existence que ce soit sur le plan professionnel, social ou sentimental, même ceux qui ont fait des études supérieures et qui se retrouvent dans le même terrain miné que ceux qui n’ont pas eu cette
chance-là.

Ces personnages ne sont pas des nihilistes mais des malchanceux nés durant la décennie noire qui leur a pourri l’existence et dont ils gardent de profondes séquelles, trainant parfois des psychoses, des déviances… Le terrorisme n’a pas seulement agi sur la société mais aussi sur l’économie et les institutions, qui se trouvent en panne bien qu’à l’ère de Fakhamatouhou où se déroule ce roman, le pétrole caracolait à plus de 100 dollars le baril. Grande est l’envie de ces jeunes de gagner un salaire digne de leur niveau pour pouvoir croquer la vie comme le souhaite leur âge. Quand ils ne sont pas carrément chômeurs, c’est la cruauté des employeurs ou l’emploi non conforme au diplôme qui empêche l’accomplissement professionnel, bloque l’épanouissement.
Parfois bourrés de talent, ils tâtonnent à la recherche d’un exutoire et finissent dans un ersatz de l’objet recherché, faute de mieux. Les frustrations sexuelles et l’exigüité du logement les acculent à une vie végétative au sein de la famille ou à commettre l’impardonnable, comme le fait Farid, un chômeur sans diplôme, qui viole sa cousine Malia, une veuve hébergée chez sa mère.
L’histoire est en fait simple: celle d’un groupe d’amis de formation universitaire dont l’un, a passé des années à nomadiser d’une entreprise à l’autre en quête d’un emploi fixe, correctement rémunéré et digne de son niveau: de boulot végétatif en boulot digestif.
Ils ont nomadisé de société en société, de centres d’appels ou d’agences de publicité, en qualité d’agents administratifs, d’administrateur de vente, d’agent de marketing, rien de très excitant ou de stimulant pour le profil et l’esprit pétillant de Rami, l’ami d’Adib et Yacine. Il est le fils de Malika et de Redouane. Malika, fille d’un ancien propriétaire terrien, un peu parvenue et opportuniste, elle pousse son mari au divorce à force d’exigences et d’insatisfactions.
Yacine, féru de littérature, est employé dans une multinationale de fabrication de lait pour bébés. Rami écrit des textes mais il lui manque la paix dans l’âme, tout comme à Nadir, qui écrit, lui aussi, ainsi qu’Adib, un jeune diplômé en économie d’entreprise, qui peaufine un livre de sociologie sur le même sujet qui préoccupe l’auteur du roman lui-même dont « La civilisation de l’Ersatz » porte un titre inspiré par les théories de William Morris, l’écrivain, poète, artiste et designer anglais.
Les théories de Morris sont elles-mêmes un ersatz du marxisme et des idées de Hegel. Quand Adib parle, c’est en fait l’auteur qui parle : le personnage dit poursuivre la réflexion de William Morris dans son livre, « L’âge de l’ersatz », où il déplorait que l’industrie capitaliste ait remplacé les produits de l’artisanat par des ersatz standardisés, sans goût ni relief, ou celle de Marx qui montre que la société capitaliste et la société de consommation aliènent les individus.

Un monde interlope trop étroit pour leurs ailes
Ce livre porte sur les bouleversements socioéconomiques et techniques qui font que les individus sont toujours insatisfaits mais se contentent parfois de l’ersatz, faute d’avoir l’objet ou la chose originale. Adib qui « mangeait ses économies au bled » et « colmatait parfois les brèches en donnant des cours de soutien par-ci par-là » résume la vie de ses amis qui passent « d’opérations commerciales à durée déterminée à des boulots à mi-temps » tout en employant leur temps libre à militer dans le champ politique, ou à activer sur l’Internet. « Cependant, chez beaucoup, il semblait réellement entrevoir la volonté de dépasser le fétichisme de la marchandise, de façonner une existence affranchie de la névrose narcissique et du rapport social réifié. Adib se voulait de ceux-là, qui pensait : « La pauvreté de la réalité effective alimente les discussions sur elle : moins on vit, plus on commente, c’est à dire que moins on domine sa vie, et plus on cherche à identifier les forces qui nous dominent. Mais identifier n’implique pas nécessairement dépasser, c’est là notre drame. » (p.110)
Dans un monde interlope qui leur semble trop étroit pour leurs ailes, certains jeunes cherchent donc l’évasion, le rêve, et d’autres la dissipation de l’esprit dans la drogue ou tout autre moyen de le déconnecter de la réalité, qui n’a souvent rien de triste, mais que l’on noircit parce que l’autre la noircit, par mimétisme, par habitude, faute d’en être satisfait et de savoir améliorer sa condition.
Ces jeunes analysent parfois eux-mêmes leurs gestes, leurs pensées profondes et leurs complexes, puisqu’il y en a plein et que Rostom résume ainsi « Se déprendre de sa race», « s’extraire de sa classe », « sortir de son sexe » : les trois racines de la névrose identitaire contemporaine (p 147). Il ajoute : (« les Algériens sont tous ceci, les Algériens sont tous cela ») : s’inclure lui-même dans cette généralisation dégradante, ou admettre qu’il se posait in petto en exception, ce qui trahissait le désir névrotique d’auto-valorisation aux dépens des siens, qu’on entasse les uns sur les autres pour en faire un promontoire sur lequel on hisse son égo ». (p. 149).
C’est donc une génération qui a perdu les repères anciens et qui se cherche de nouveaux que l’écrivain met en scène. Ses anti-héros se cherchent un chemin, constamment sur un fil tranchant qui peut faire capoter leur vie dans un sens ou dans l’autre, dans le Bien ou le Mal. L’existence, ici, ne semble pas dépendre du libre arbitre mais du hasard ou de l’autre, de ce que fait l’autre et de la réponse qu’on peut lui donner dans un moment que le hasard plus que la conscience peut déterminer. Ces jeunes, qui ne ressemblent pas beaucoup à leurs aînés, ne sont point maîtres de leur vie et de leur destin. N’ayant pas beaucoup de moyens par rapport à leurs exigences, leur liberté est donc limitée, leurs choix réduits, laissant au hasard et aux contingences extérieures l’occasion de les trimbaler. C’est ce qui se passe pour tous ces personnages ou presque, qui se trouvent embarqués dans des situations supposées engager toute la conscience. Ces individus sont analysés comme éléments d’un décor économique et social qui les broie, comme les pièces d’une machine dont parle Louis Morris, le théoricien britannique du 19e siècle qui a étudié le phénomène de l’objet dans la société industrielle et la société de consommation. En dépit d’un quotidien en-deçà de leurs espérances, ces héros ne désespèrent pas, et cherchent toujours une petite évasion dans les ersatz qui leur permettent de compenser le manque.

Réflexion multiaxiale sur l’Algérie post-terrorisme
Ces jeunes cadres et intellectuels composent un spectre assez large de notre société, et même de beaucoup de sociétés du Nord et du Sud de l’hémisphère, et en sont représentatifs tout autant que ceux qui n’ont pas leur niveau mais qui se retrouvent marginalisés, eux aussi. Djawad Rostom Touati ne cherche pas à incriminer le politique ou les politiques : il relate des faits et tente de les expliquer dans leur relation à la modernité, dans une réflexion multiaxiale sur l’Algérie post-terrorisme, elle-même prise dans l’étau de la mondialisation. Féru de nouveautés en tous genres, de la sociologie à la philosophie, des sciences et des techniques, l’auteur enrichit son lecteur au fil des pages ; et cette culture nous plonge dans des environnements divers, jusque dans des lieux interlopes de la drogue et de la dépravation. Passant de l’écriture narrative et descriptive avec des passages puissants, à l’analyse sociologique et économique, l’auteur fait côtoyer des styles différents, évidemment par le biais des dialogues entre les personnages.
Dans ce roman qui désobéit aux règles traditionnelles, les personnages expriment leur propre vie comme ils expriment et tentent d’expliquer leur société en partant de faits concrets. De beaux passages souples et élégants et d’autres tortueux et profonds l’émaillent. Les dialogues, quant à eux, passent du langage moderne et soutenu à l’argot, parfois truffé d’un vocabulaire issu des réseaux sociaux, des nouveaux métiers, du travail à distance… Certains passages, de pure délectation, peuvent rappeler Saul Bellow ou Lawrence Durrel, le Durell de « Sébastian ou Les Passions souveraines », par exemple. Par ailleurs, Djawad Rostom Touati montre souvent un grand talent de narrateur et surtout de commentateur, même si la narration et les descriptions ne sont pas tous de la même qualité.
Dommage donc qu’il n’ait pas donné plus de temps de murissement à ce roman qui a quand même reçu un prix important, le premier prix au Mali et dénommé « prix Ahmed Baba » de la 12 ème édition de la rentrée littéraire de Bamako 2019. Rappelons que le premier volet de la «La civilisation de l’ersatz» et intitulé «Un empereur nommé désir», paru aux éditions Anep en 2016, lui a valu le prix Ali Maâchi.
D’un travail d’élagage et d’améliorations, d’orfèvrerie comme tout art, l’auteur tombe parfois dans le fait divers journalistique ou des analyses moins profondes que d’autres. Pourtant Rami dit : « C’est bien, il faut noircir beaucoup de papier avant d’arriver à quelque chose de valable. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. » Par ailleurs, en multipliant les événements et les histoires, l’auteur dilue les personnages au lieu de leur construire progressivement une épaisseur psychologique, de cerner leur conscience et leur morale. Cependant nous arrivons à les comprendre et sympathiser avec eux et c’est essentiel.
Ce livre foisonnant aurait pu être plus tumultueux, plus inquiet et inquiétant, s’il avait su élaguer sans trop passer de l’enveloppé au dépouillé, et de la lisibilité à l’ésotérisme. En surfant sur des styles différents, l’auteur a voulu faire des bouchées doubles, et a forcément brûlé des étapes par impatience. Il est à espérer que plus de temps soit consacré au troisième roman de la trilogie.
A. E. T.

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