Habib Boukhelifa est titulaire d’un doctorat en sciences humaines et sociales de l’université d’Alger. Il est également metteur en scène et critique de théâtre diplômé de l’académie des arts de Moscou et de Tachkent (ex-URSS).
Ce spécialiste du 4ème art tente de nous expliquer que l’apport des politiques culturelles est très important pour la relance des activités culturelles productrices d’idées en Algérie.
-Le Courrier d’Algérie : Que pensez-vous de l’état de la culture en Algérie?
-Habib Boukhelifa : L’état des lieux de la culture est aujourd’hui dans la même situation que toute la société, un état délabré et désastreux dû à la précédente politique culturelle qui n’avait ni objectif, ni vision stratégique dans la sphère du développement socio-économique, bien que l’État ait dépensé des sommes faramineuses pour soutenir les institutions culturelles. Un recrutement de dévots médiocres autour d’un verre de whisky a totalement fossé la bonne trajectoire du développement culturel global. Le bricolage et le profit de la rente ont submergé les espaces spatio-temporels culturels et ont porté un coup très dur aux véritables professionnels spécialistes et aux jeunes talents dans toutes les disciplines artistiques, particulièrement au théâtre, au cinéma et entre autres à l’audiovisuel. L’argent de la culture a servi beaucoup plus les opportunistes d’ailleurs qui sont toujours là en essayant d’avoir encore fois une virginité avec la nouvelle ministre.
-Croyez-vous que Mme Nadia Labidi a les coudées franches pour une réelle impulsion du secteur?
– Nous connaissons bien la ministre. Elle est du domaine et puis c’est une universitaire qui a fait ses preuves en matière de recherches socio-anthropologiques et de productions artistiques audiovisuelles. Je considère que c’est un grand plus pour mieux gérer le secteur des arts et la culture. C’est très difficile, il faut le reconnaître, de se trouver au milieu d’une faune de dévots médiocres, mais néanmoins il y a des possibilités de faire bouger les choses en mieux avec une bonne prospection des spécialistes praticiens intègres du secteur culturel qui ont été complètement marginalisés. Il faut beaucoup de courage et de volonté pour changer les choses dans le bon sens et sortir la culture de sa mise à mort par la précédente politique culturelle folklorique exhibitionniste. Il est nécessaire de se débarrasser de tous les éléments qui nuisent à la formation d’un sens positif au développement culturel, autrement les choses restent au même point de départ et ça tournera en rond. La ministre doit écouter sa conscience et sa compétence, les rumeurs et les jugements préalables sont souvent le premier handicap à avoir de très bons conseillers et de bons assistants à cette nouvelle politique culturelle si il y a une nouveauté…
-Il y a profusion de chaînes de télé privées. Pensez-vous qu’elles peuvent participer à la promotion de la culture nationale?
-Il est encore tôt pour se prononcer d’une manière catégorique, mais la plupart des chaînes ne sont pas encore professionnelles en matière de communication audiovisuelle. La culture n’y est pas encore primordiale. C’est encore le bricolage qui règne comme un référent généralement observé. À part une ou deux chaînes qui font des efforts pour sortir du lot de la médiocrité. J’ai déjà fait l’expérience avec Echourouk TV, y a pas de photo.
-Les manifestations culturelles locales se sont réduites comme peau de chagrin. Qu’en dites-vous?
-Ça ne date pas d’aujourd’hui. Depuis l’indépendance du pays, tout est concentré dans les trois ou quatre grandes villes du pays. Au niveau des autres wilayas, c’est de la sous-traitance surtout avec des élus illégitimement montés au piédestal de la gestion des communes, qui ne s’intéressent qu’à leurs intérêts personnels. La culture c’est la dernière chose qui leur vient à l’esprit, c’est quelque chose qu’ils n’ont jamais compris, y compris les commis de l’État, à part quelques exceptions quand le wali est passionné par une discipline artistique mais c’est des cas très rares
-Pratiquement il n’y a que le sport et plus spécifiquement le football qui est une valeur partagée par la majorité des Algériens. Vous qui êtes de la génération des années 1970, quel constat faites-vous, à l’orée du 21ème siècle ?
– Effectivement, le sport et plus particulièrement le football qui a des ancrages profonds dans la société en fonction de sa nature dynamique physique et qui contient les éléments essentiels aux liens sociaux du milieu d’appartenance ou groupe et ça ne nécessite pas lectures et réflexions ou savoir scientifique. Le foot est devenu une valeur commune qui transcende les ethnies et les cultures, une valeur nationale objective et permanente ; nous l’avons remarqué pendant l’événement à Oum Dourmane, au Soudan, avec l’équipe nationale. Lors des années 70, avec les grands nationalistes au pouvoir comme Houari Boumediene, nous avions connu une véritable dynamique culturel également dans un projet socio-économique clair dans la construction du nouvel État socialiste, et apparurent de grands écrivains, intellectuels, hommes de théâtre, peintres, compositeurs, artistes etc…la chkara n’avait pas de sens ni la corruption. L’université algérienne était classée parmi les 50 premières universités au monde. C’était une période où tout le monde croyait au génie algérien, aujourd’hui il me semble que c’est le contraire, chacun croyait à ses propres intérêts personnels et c’est un virage très dangereux pour la pérennité de l’État et sa souveraineté..
-Entre autres, la chanson chaâbie se meurt et le théâtre a du mal à renaître de ses cendres. Qu’avez-vous à proposer pour la relance des activités artistiques et culturelles?
-Les arts populaires, que ce soit le chaâbi ou les métiers artisanaux ou d’autres traditions importantes qui sont millénaires et qui caractérisent notre identité culturelle ont beaucoup de difficulté à se promouvoir dans une société qui commence à perdre ses valeurs ancestrales et se tourne soit vers une Europe culturellement despotique ou un wahabisme moyenâgeux. Le théâtre qui se lie fondamentalement avec les membres de tout groupe humain est lui aussi dans un état comateux, asphyxié par les nébuleuses de la médiocrité et la rente. Dans toute cette histoire, le pouvoir politique est totalement responsable de cette situation.
Ce n’est pas le peuple qui a installé Khalida Toumi ministre de la Culture et Chakib Khalil ministre de l’Énergie. La culture n’est pas seulement une affaire de ministre, c’est beaucoup plus les mécanismes démocratiques qui permettent de dissocier la graine de l’ivraie. C’est cette liberté de choisir et participer à la construction de l’État que la culture et les arts peuvent devenir un levier important de patriotisme. Plus de légitimité révolutionnaire ni encore moins de légitimité religieuse comme un registres de profit de la rente pétrolière
-Le phénomène du facebook a pris le relais de la correspondance par lettre. Est-ce une évolution ou une dégradation du raffermissement des liens sociaux?
– Les moyens de communication modernes comme facebook, twitter, netlog etc.sont nécessaires aux humains pour se découvrir et se connaitre mieux, il n’y a plus de frontières, ce sont des inventions géniales de notre siècle. C’est une arme à double tranchant et qui dépend de sa fonction. Ce sont des espaces de liberté d’expression surtout dans des sociétés où le pouvoir est despotiquement hermétique et médiocre.
-Ne croyez-vous pas que le canal de l’Internet a permis d’initier la majorité des jeunes algériens à l’outil informatique ainsi qu’à une ouverture sur la culture mondiale?
-Effectivement l’Internet est un réseau technique de communication aussi important que l’air que nous respirons. Il est devenu une véritable nécessité dans notre vie, aussi important que le véhicule ou l’antibiotique. Il est synonyme de savoir et de culture. En un clin d’œil, tu as toutes les informations nécessaires des différents domaines à ton travail, c’est une merveille de notre civilisation, malgré notre retard en ce domaine…
Entretien réalisé par Mohamed Djamel