Le shérif texan Urbino Martinez a collecté les corps de tellement de migrants à la frontière sud des Etats-Unis qu’il est surnommé « le croque-mort ». « C’est funeste par ici », décrit le shérif, qui patrouille dans le petit comté rural de Brooks au Texas, à quelques dizaines de kilomètres du Mexique.
« On a commencé à recenser les cadavres à partir de 2009 », raconte-t-il à l’AFP, en pointant du doigt une vingtaine de volumes, où sont répertoriés plus de 913 cas de décès. Mais selon lui, le véritable bilan humain est beaucoup plus important. « Je multiplierais cela par cinq, peut-être même par dix, le nombre de corps qui ne seront jamais retrouvés » ajoute-t-il. Le shérif a recensé et traité 80 cadavres en 2022. « C’est moins que l’année dernière, mais c’est 80 de trop ». Les Etats-Unis ont enregistré un nombre record de 2 millions d’arrestations à la frontière au cours de l’année, l’immigration s’étant imposée comme un des principaux thèmes débattus avant les élections du 8 novembre. Au moins 700 personnes sont mortes lors de ces traversées. Pour éviter le poste de contrôle de Falfurrias, la principale ville du comté de Brooks, les migrants sont dirigés par des passeurs vers de vastes fermes où la dense végétation et la chaleur peuvent rapidement s’avérer fatales.
« Supplice »
Dans le cimetière municipal de la ville frontalière d’Eagle Pass, une quarantaine de plaques sont posées à côté d’un petit drapeau américain et portent la mention John ou Jane Doe, utilisée aux Etats-Unis pour les personnes à l’identité inconnue. Autant d’hommes et de femmes qui ont vu leurs rêves américains prendre fin dans des tombes anonymes. De l’autre côté de la ville, les migrants continuent d’affluer, faisant le choix de mettre leur vie en péril pour fuir la pauvreté et la terreur de leurs pays d’origine. « C’était un supplice », raconte Alejandra, une Colombienne de 35 ans qui a traversé le Rio Grande pour atteindre le Texas, bien qu’elle ne sache pas nager. « Mais c’était plus effrayant de faire marche arrière. » Alejandra confie qu’elle avait besoin de l’asile en raison du danger du crime organisé qu’elle encourait en Colombie. « Si nous rentrons, ils vont nous tuer », appuie-t-elle en regardant ses trois enfants. – Ce qu’il en reste – Corinne Stern, responsable de la principale morgue de la région, explique que « la cause la plus courante de décès est l’hyperthermie ou la déshydratation ». « Jusqu’à il y a environ cinq ans, (la frontière) occupait environ 30% de mon temps….. Aujourd’hui, elle en occupe environ 75% », explique la médecin. La morgue est d’une propreté irréprochable, mais l’odeur de décomposition des corps est omniprésente. Car parfois, il ne reste pas grand-chose des corps. « S’il fait très chaud, votre corps se décompose en 72 heures, et les animaux déchiquettent le reste », explique Urbino Martinez. « On a déjà trouvé des ossements humains dans la tanière d’un rat », ajoute le shérif. La grande majorité des cadavres trouvés à la frontière n’ont pas de papier d’identité sur eux explique Corinne Stern, alors qu’elle examine les restes squelettiques d’un corps féminin encore vêtu. Un petit sac à dos est attaché au cadavre. Lorsque la médecin le soulève, deux sucettes colorées en tombent, contrastant avec l’ocre terreux qui recouvre les vêtements et les os. Des échantillons d’ADN sont prélevés pour tenter de l’identifier, mais pour l’instant, elle sera étiquetée comme une autre Jane Doe, l’une des 250 dont Corinne Stern s’est occupée cette année.
« Où est ma femme »
Pour Eduardo Canales, 74 ans, mourir dans l’anonymat est une fin trop cruelle. Pour remédier à cela, il fait installer en 2013 des stations d’eau autour des fermes pour empêcher les migrants de boire l’eau des abreuvoirs à bétail, toxique pour les humains. Il fournit aussi des barils qui comportent des coordonnées de localisation et un numéro de téléphone pour appeler à l’aide. Mais lorsqu’il a commencé à recevoir des appels de famille à la recherche d’êtres chers disparus, il a décidé d’étendre son action. « Pour moi, la chose la plus importante est que les familles puissent tourner la page », dit-il. « Les familles n’arrêtent pas de chercher, elles n’abandonnent jamais. Elles continuent à demander où est ma femme, mon frère, ma fille? » Un partenariat avec l’université du Texas a permis d’exhumer des dizaines de cadavres et de les identifier grâce à leurs empreintes digitales. Cette collaboration a permis de réduire le nombre de tombes anonymes à Brooks: sur les 119 migrants retrouvés en 2021, 107 ont été identifiés. « Mais beaucoup d’autres meurent et disparaissent sans que nous ne les trouvions jamais », se lamente Eduardo Canales. « Ici, la seule constante est la mort ».