Par-delà le vacarme médiatique et les litanies diplomatiques, un basculement d’époque est en cours. L’image d’Israël, autrefois sanctuarisée en Occident comme bastion démocratique au Moyen-Orient, s’est effondrée dans l’opinion publique mondiale. En moins de deux ans, Tel Aviv est passé du statut de « Mecque » des Occidentaux à celui d’une capitale méprisée par une large grande partie de la communauté internationale, en particulier par les opinions publiques du Sud global.
En effet, depuis le 7 octobre 2023, la «Start-up Nation » a laissé place à un État perçu comme failli sur le plan humain, isolé sur la scène internationale et de plus en plus assimilé à une puissance coloniale violente, mue par une idéologie d’apartheid et de purification identitaire.
Ce retournement historique n’est pas le fruit d’un caprice médiatique ni d’un cycle de communication mal maîtrisé : il s’enracine dans une prise de conscience globale sur la nature réelle du sionisme messianique qui guide aujourd’hui le pouvoir israélien. À Ghaza, Israël a laissé tomber le masque. Derrière la rhétorique de « légitime défense », c’est un projet d’annihilation qui se déploie, méthodique et assumé, sous les yeux du monde.
Une guerre coloniale sous parrainage occidental
Mais la politique de Benjamin Netanyahu, et plus largement de son gouvernement d’extrême droite, ne peut être dissociée de l’architecture géopolitique qui l’a rendue possible. Israël n’agit pas en électron libre : il est l’un des instruments avancés de la projection de puissances occidentales, notamment les USA, dans une région longtemps soumise à des formes renouvelées d’interventionnisme. À ce titre, il bénéficie d’un soutien inconditionnel, y compris lorsque ses actions franchissent tous les seuils de l’entendement humain et de la légalité internationale, comme c’est le cas aujourd’hui à Gaza. Le déchaînement militaire israélien contre la bande de Gaza, qualifié de « génocide » par des juristes internationaux et par de nombreuses voix au Sud global, révèle un mépris absolu du droit international. Plus encore, il démontre que pour les puissances occidentales, ce droit n’est invoqué que lorsqu’il sert leurs intérêts stratégiques. Quand l’agresseur est un allié, on lui octroie « le droit de se défendre ». Et le silence se fait complice.
Le faux prétexte de l’Iran : une guerre préventive de l’empire
C’est dans cette logique d’exception permanente que s’inscrit l’escalade contre l’Iran. En effet, depuis la première journée de l’attaque, dans la nuit du jeudi 12 juin au vendredi 13 juin, Israël a franchi un nouveau seuil en agressant directement le territoire iranien, prétendant réagir à une menace nucléaire jamais prouvée. Le parallèle avec la fameuse « fiole d’anthrax » brandie par Colin Powell en 2003 à l’ONU pour justifier l’invasion de l’Irak, est troublant. Le mensonge stratégique, recyclé, s’impose à nouveau comme méthode de gouvernement et de propagande.
L’Iran, puissance régionale indépendante et pilier de ce que l’on appelle l’« axe de la résistance », est dans le viseur non pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il incarne : un refus obstiné de s’aligner.
En plus de ses ressources stratégiques, il représente une anomalie géopolitique dans un Moyen-Orient que les États-Unis et Israël aspirent à remodeler selon leurs vues. La guerre contre l’Iran n’est donc pas une réaction à un projet (nucléaire militaire) anticipé, mais une guerre préventive au service d’un ordre impérial menacé.
La riposte iranienne : la brèche irréversible dans le mythe de l’invincibilité israélienne
Dans cette séquence stratégique, la riposte iranienne marque un tournant irréversible. Jamais dans l’histoire d’Israël, Tel-Aviv son centre névralgique, n’avait été placé sous le feu direct d’un État souverain. L’attaque coordonnée de l’Iran, d’une ampleur inédite, a non seulement surpris l’establishment sécuritaire israélien, mais elle a également brisé le mythe d’invincibilité sur lequel s’était construit l’hubris sioniste depuis 1948.
Le résultat est sans appel : un ciel fermé, des liaisons aériennes interrompues, une population apeurée confinée, des milliers d’Israéliens bloqués à l’étranger, et surtout, une opinion tétanisée, incapable de masquer la panique collective qui s’est emparée du pays. En à peine cinq jours, une population abreuvée des discours obscurantistes et déshumanisants du psychotique ministre de l’intérieur, Itamar Ben Gvir, est passée de l’euphorie triomphante à l’abattement. La peur a-t-elle changé de camp ? Dès lors, il faut bien reconnaître que la propagande victimaire habituelle ne suffit plus à rétablir l’aura de supériorité militaire et technologique.
Ce basculement psychologique est essentiel. Jusqu’ici, Israël cultivait une stratégie de domination fondée sur l’asymétrie absolue : il frappe, assassine, détruit, au nom d’un droit à se défendre sans limite, et ce, sans jamais en subir les conséquences. Or, la riposte iranienne a introduit une nouvelle donne : désormais, Israël est prenable. Il peut perdre. Il peut être atteint. Le monopole de la « violence légitime » qu’il s’était arrogé vient de voler en éclats. Cependant, le réalisme politique impose la prudence: il n’est pas certain, qu’au regard des intérêts géoéconomique, géostratégique et géopolitique, les États-Unis et l’UE restent l’arme au pied face à la riposte iranienne. L’enjeu est tel qu’ils ne peuvent accepter le renversement de l’État sioniste. C’est en ce sens que ce bras de fer dépasse très largement la simple reconfiguration locale. Comme rappelé dans notre précédente communication, c’est un catalyseur et un levier dans les rapports de force régionaux et internationaux. Il participe d’une stratégie plus vaste de déstabilisation des équilibres mondiaux. Aussi, les tensions croissantes autour de points névralgiques du commerce mondial, Canal de Suez, détroit d’Ormuz, mer Rouge, Méditerranée orientale, renforcent la vulnérabilité des principaux corridors énergétiques et commerciaux. Dans ce contexte, l’attitude belliciste et imprévisible d’Israël fait peser une menace grave sur la stabilité déjà précaire de la région. Ce comportement accroît le risque d’atteintes majeures aux infrastructures pétrolières et gazières, avec des conséquences potentielles systémiques pour l’économie mondiale.
L’ordre mondial fissuré : vers une reconfiguration des rapports de force
Ce basculement s’inscrit dans une dynamique plus large : celle de l’effritement de l’ordre unipolaire hérité de la fin de la guerre froide. En 2022, l’échec américain à faire voter des sanctions contre la Russie à l’Assemblée générale de l’ONU fut le premier signal d’alarme. Il révélait l’émergence d’un Sud global rétif à la tutelle occidentale. Ce n’était pas un accident, mais l’expression d’une lame de fond. Le 7 octobre 2023, la résistance a non seulement remis à l’ordre du jour la question palestinienne, elle a rompu le monopole du récit. Elle a mis à nu l’instrumentalisation du discours sur les droits humains par des puissances qui, dans les faits, ferment les yeux sur les crimes commis par leurs alliés, quand ils n’en sont pas les architectes. La réponse iranienne s’inscrit dans cette séquence de fracture. Elle ne proclame pas la guerre des civilisations, mais dénonce le cynisme de l’ordre établi et trace une ligne rouge face à la perpétuation d’un monde fondé sur l’inégalité entre États.
Ce qu’il reste à faire : briser le bras génocidaire, reconstruire un droit international effectif
Aujourd’hui, la priorité pour les peuples, les États et les institutions épris de paix et de justice, n’est pas seulement de dénoncer : il s’agit de couper le bras génocidaire d’Israël. Non pas par les armes, mais par l’action politique et diplomatique, par le désinvestissement, les sanctions, les poursuites judiciaires internationales. Il en va non seulement de la survie du peuple palestinien, mais de la crédibilité du droit international lui-même, et de la possibilité de refonder un monde post-hégémonique.
L’histoire retiendra que le 7 octobre 2023 et les semaines qui ont suivi n’ont pas été seulement des épisodes sanglants, mais des tournants. Ils ont déplacé la ligne de front idéologique. Ils ont mis fin à un narratif victimaire devenu bouclier contre toute critique. Et surtout, la riposte iranienne a sonné la fin d’une ère d’impunité militaire. Elle a exposé les failles profondes d’un système impérial fondé sur la peur, et a offert aux peuples en lutte une preuve tangible : il est possible de résister et d’inverser les rapports de force.
Il ne s’agit pas de faire l’éloge de la confrontation armée. Mais d’appeler à la lucidité et à la vigilance. Le monde de demain ne se construira pas sur la résignation, mais sur la fermeté. Face aux puissances qui prétendent dicter aux autres comment vivre, résister devient un devoir. Et refuser la propagande d’un « Occident vertueux » devient une urgence pour préserver ce qui reste de notre humanité commune.
Par Abdelatif Rebah, économiste