Pour faire opérer des yeux leur fille de trois ans, Jaber Karawan et sa femme Walaa ont déboursé des centaines de dollars dans l’espoir de fuir la guerre en Syrie et passer en Turquie voisine. Ces dernières semaines, le couple et leurs deux enfants ont essayé à cinq reprises de traverser illégalement la frontière.
À leur dernière tentative, le père de 31 ans s’est cassé la jambe en sautant du mur en béton gris qui sépare les deux pays. La famille est alors retournée dans la province d’Idleb, dans le nord-ouest du pays ravagé depuis 2011 par un conflit qui a fait plus de 370.000 morts et poussé des millions de personnes à la fuite. «Il n’y a pas de travail pour moi ici, la situation est désastreuse», déplore M. Karawan. L’AFP a rencontré le couple entre deux tentatives infructueuses: ils rentraient alors en taxi du poste-frontière de Bab al-Hawa après leur expulsion par des gardes-frontières turcs qui les ont repérés. À chaque fois, escortés par un passeur, ils marchent des heures dans la nuit à travers un paysage montagneux, escaladant le mur de la frontière. Mais ils finissent toujours par tomber sur une patrouille turque. «Ce n’est pas une vie», lâche le père de famille dans la tente qu’il occupe avec sa belle-soeur et son mari, dans un des camps de déplacés informels de la province d’Idleb, dans la région d’Atmé. Dans leur abri, un ventilateur, un réchaud à gaz, une théière posée à même le sol. La petite Mirale, vêtue d’une robe blanche et bleue, ses cheveux châtains coupés à la nuque, mange silencieusement des chips éparpillés sur un matelas en mousse. A trois ans, elle souffre d’une maladie du nerf optique, mais aussi d’un strabisme prononcé. «J’ai décidé d’aller en Turquie pour qu’elle puisse être opérée», explique son père originaire du sud de la province d’Idleb, frontalière de la Turquie.
«50, 60, 100 fois»
Pour payer les 1.200 dollars réclamés par les passeurs, le Syrien a puisé dans ses maigres économies et emprunté de l’argent à ses proches. «Je vais essayer 50, 60, 100 fois, jusqu’à réussir», s’entête-t-il. «Je veux y aller pour trouver un travail et subvenir aux besoins de mes enfants». La famille Karawan fait partie des plus de 400.000 personnes déplacées par la dernière vague de bombardements du régime syrien et de son allié russe contre Idleb et des secteurs adjacents dans les provinces voisines de Hama, d’Alep et de Lattaquié.
Ces secteurs, où vivent quelque trois millions de personnes, sont dominés par les jihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTS, ex-branche syrienne d’Al-Qaïda). Les bombardements ont tué près d’un millier de civils, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH). Un cessez-le-feu précaire est en vigueur depuis fin août. «On risque notre vie pour aller en Turquie, et au final on n’y arrive pas», déplore Walaa, derrière son niqab noir.
Avec plus de 3,6 millions de réfugiés, la Turquie accueille plus de Syriens déplacés par le conflit qu’aucun autre pays au monde, et elle craint un nouvel afflux. Ces derniers mois, les autorités turques ont été accusées par des ONG d’avoir renvoyé de force des centaines de réfugiés vers la Syrie, mais Ankara évoque des retours volontaires.
«Vie insoutenable»
En dépit des obstacles, Abou Salloum rêve d’un départ vers la Turquie avec ses deux femmes et leurs huit enfants. «Le passage illégal va nous coûter une fortune et je n’ai pas les moyens», déplore l’agriculteur de 45 ans, aux yeux en patte d’oie. Déplacé par les violences à Hama, il vit depuis quelques mois avec sa famille dans une chambrette en béton qu’il a lui-même construite dans un autre camp de déplacés à Atmé, à quelques mètres de la frontière turque. Dans sa petite cour, Abou Salloum fume une cigarette en sirotant son thé, pendant qu’une de ses épouses fait bouillir une marmite et prépare des Makdouss –petites aubergines farcies et pimentées. Leur quotidien se déroule sous les yeux des soldats turcs, postés aux miradors. Parfois, des tirs de semonce ou des insultes fusent quand quelqu’un s’approche trop près du mur, assure Abou Salloum. «Emmenez-nous en Turquie ou trouvez-nous une solution, ramenez-nous dans nos villages», lâche-t-il. «Cette vie est insoutenable».