Pour échapper aux combats dans le nord-ouest de la Syrie, Abou Jaber s’est installé au pied du mur de la frontière turque. Et si les forces prorégime devaient encore progresser, il a fabriqué une échelle afin d’escalader la barrière avec ses onze enfants.
Dans le nord de la province d’Idleb, près du village de Kafr Lusin, ils sont nombreux à avoir planté leur tente le plus près possible de la frontière, fuyant l’offensive du régime et de son allié russe contre l’ultime grand bastion jihadiste et rebelle de Syrie. «Quand j’ai vu que la situation empirait, j’ai décidé de fabriquer une échelle», raconte Abou Jaber, montrant son œuvre réalisée à partir de tubes en fer rouillé. Ici, au milieu des oliviers, sur le flanc d’une colline où serpente le mur en béton de la frontière, un camp de déplacés informel s’est transformé en un véritable hameau accueillant des dizaines de familles. Des cabanes en béton, surmontées de panneaux solaires et de réservoirs d’eau, côtoient les tentes sommaires des nouveaux venus érigées avec des bâches en plastique, où des familles s’entassent à 10 personnes ou plus. Loin des violences, les enfants jouent tous les jours au pied du mur. Parmi eux, un gamin porte une tenue militaire, frappée d’un écusson turc. Mais les rêves des déplacés d’une vie meilleure se heurtent à cet imposant mur surmonté de barbelé et doté de miradors. La Turquie qui accueille déjà plus de 3,6 millions de réfugiés syrien et craint un nouvel afflux, garde la frontière fermée. Si le régime syrien progresse, «on franchira le mur pour protéger la vie des enfants», s’entête Abou Jaber, quadragénaire enveloppé dans un manteau traditionnel noir, la barbe taillée en bouc. Même si des dizaines civils ont déjà été tués ou blessés par les gardes-frontières turcs en tentant de franchir illégalement la frontière, selon une ONG syrienne.
«Chauffage, nourriture»
Originaire de la province de Hama, Abou Jaber a été déplacé plusieurs fois. Depuis six mois, il vit près de Kafr Lusin avec ses onze enfants et ses parents. L’un de ses enfants, un garçon de dix ans, a dû être amputé d’une main après un bombardement qui lui a aussi coûté un oeil. «Pour moi, aller en Turquie ce n’est pas un choix. Je veux la sécurité, je veux un abri, du chauffage, de la nourriture», martèle Abou Jaber. Depuis la reprise en décembre de l’offensive du régime syrien dans la province d’Idleb et des secteurs attenants dans les provinces de Hama, Lattaquié et d’Alep, dominés par les jihadistes et les rebelles, environ 900.000 personnes ont été déplacées selon l’ONU. Et celles-ci n’ont souvent d’autre choix que de se rapprocher de la frontière. Face à l’ampleur du drame, le Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, a appelé les pays voisins, surtout la Turquie, «à élargir les admissions afin que les personnes en grand danger puissent (y) trouver refuge». En 2019, les autorités turques avaient été accusées par des ONG d’avoir renvoyé de force des centaines de réfugiés vers la Syrie. Ankara avait évoqué des retours volontaires.
«Faire tomber le mur»
La moitié des trois millions d’habitants de la province d’Idleb, frontalière de la Turquie, sont des déplacés venus d’autres bastions rebelles reconquis ces dernières années par le régime syrien. Abdel Razak Sallat, lui, est originaire de la petite ville de Binnich, dans la province d’Idleb. Il est arrivé à Kafr Lusin il y a deux semaines, avec ses huit enfants. Sous la bâche en plastique bleu de sa tente exiguë, il a entassé des affaires, mais aussi des étagères, une gazinière et même un vaisselier. Il partage les lieux avec la famille de sa belle-soeur, soit 19 personnes au total. L’abri n’est qu’à quelques pas du mur. «On s’est mis ici pour la sécurité», explique le quinquagénaire, installé autour d’un poêle. La journée, pour avoir un peu de place, la famille empile matelas et couvertures dans un coin. Pour M. Sallat, passer en Turquie est la promesse d’une meilleure vie. «Regardez derrière le mur comme la vie est belle. Notre vie ici est désastreuse. Ne sommes-nous pas des humains?», lâche-t-il avec amertume. «Si on y est contraint, on va entrer en Turquie. On va faire tomber le mur et entrer.»