L’histoire retiendra que la folie meurtrière qui a eu lieu en ce printemps 1945 à Sétif, Kherrata et Guelma, contre des populations civiles et sans armes dont leur seul tort est d’avoir revendiqué pacifiquement l’indépendance de l’Algérie, restera indélébile dans les mémoires des générations présentes et futures. Retour sur une tragédie honnie par l’histoire et les hommes épris de justice et de liberté.
En effet, les massacres du 8 mai 1945, dans le Nord-Constantinois ont marqué définitivement la rupture entre la France coloniale et le Mouvement national algérien. Ces massacres de masses allaient ouvrir un large boulevard devant une nouvelle génération de jeunes révolutionnaires qui, 10 ans plus tard, vont déclencher la plus glorieuse des guerres de libération du siècle dernier. C’était, en fait, la fin des illusions, et la France coloniale a menti. Elle n’a pas tenu ses promesses quant à une amélioration substantielle de leur statut et de leur condition, car l’ordonnance promulguée par le général De Gaule le 7 mai 1944 ne concernait justement qu’une partie des algériens, ceux qu’on désignait par le sobriquet « des évolués » où 65000 personnes ont été «soigneusement sélectionnées». Cette ordonnance, pour rappel, fut rejetée dès sa publication par l’ensemble des partis nationalistes. Donc, en ce printemps 1945, à l’approche de la victoire des Alliés contre le nazisme, il régnait en Algérie une atmosphère de calme trompeur, et il faut aussi se rappeler que durant la deuxième Guerre mondiale, les Algériens, enrôlés de force dans l’armée d’occupation, ont été placés en premières lignes face aux armées allemandes et italiennes, où ils ont consenti d’énormes sacrifices pour la libération de la France, et au retour, ils attendaient que la France tiendrait ses promesses d’égalité et de justice, mais ils ne tardèrent pas à désenchanter. De mars à avril, des manifestations plus ou moins violentes se succédaient à un rythme de plus en plus rapproché, creusant un peu plus le fossé entre la population européenne et algérienne. La répression s’accentue contre les manifestants et les prémices du 8 mai 45 se profilent à l’horizon. Cette insoumission des populations de l’Est algérien était mal évaluée par les tenants du pouvoir colonial, et pensaient que ces manifestations n’auront aucune suite et qu’il faudrait une plus grande fermeté des forces de l’ordre pour les contenir. En mars 1945, et malgré la déportation à Brazzaville, de Messali Hadj, chef de file du Mouvement national algérien, les consignes des chefs des partis nationalistes à leurs militants étaient de garder le calme et de manifester pacifiquement sans porter d’armes, et pourtant les raisons de la colère n’en manquaient pas, car depuis 1881, les Algériens étaient soumis au régimes inique de l’indigénat qui en faisait de la population des sujets de «seconde zone», leurs droits les plus élémentaires étaient bafoués. 8 mai 45 ! En ce jour de marché, environ 80 000 manifestants se rassemblent au centre de Sétif pour exiger la libération de Messali Hadj et réclament l’indépendance de l’Algérie. Le cortège s’ébranle, un jeune scoût brandissait pour la première fois le drapeau algérien, vert et blanc, frappé d’une étoile et d’un croissant rouge. Un policier se précipite sur le porteur du drapeau et l’abat. Cet assassinat froidement exécuté va donner le signal à la soldatesque coloniale pour perpétrer le plus abject des crimes que personne n’avait imaginé avec le massacre, de sang froid, de milliers d’Algériens. Même les civiles européens en armes ne faisaient pas de quartier (exécutions sommaires, cadavres jetés dans les fours à chaux, prisonniers précipités dans le vide, viols. La marine de guerre entra en action, les villages et mechtas sont bombardées sans discernement. La pacification ne prendra fin que le 22 mai 1945, deux semaines d’une folie meurtrière où 45 000 Algériens ont été massacrés. Le bilan de ces journées terribles a été longtemps occulté par les autorités françaises. Le général Raymond Duval, commandant de la division de Constantine, fer de lance de la répression française, met en garde les tenants du pouvoir colonial «je vous ai donné la paix pour 10 ans, si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable.» Ce sinistre militaire a vu juste. En effet, 10 ans plus tard, en cette nuit du 1er novembre 1954, jailliront les premières étincelles d’une guerre de libération farouche et impitoyable qui durera plus de sept ans et qui va mettre fin à un système colonial abject et vil, vieux de 132 ans.
Mâalem Abdelyakine
MILOUD AMAMRA, PROFESSEUR ET CHERCHEUR EN HISTOIRE DU MOUVEMENT NATIONALISTE ET DE L’HISTOIRE DU 1ER NOVEMBRE 54, AU COURRIER D’ALGÉRIE : «Les évènements du 08 mai 45 sont une étape importante dans le mouvement nationaliste »
Le Courrier d’Algérie : Les évènements du 08 mai 1945 sont une étape dans le mouvement nationaliste. Ont-ils été initiés par un parti politique ?
Miloud Amamra : Sans hésitations, plus encore avec certitude et insistance, les évènements du 08 mai 1945 sont une étape importante dans l’histoire du mouvement nationaliste. Encore plus, c’est l’étape charnière de l’histoire de l’Algérie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les évènements du 08 mai 1945 n’étaient pas spontanés mais ont participé à leur organisation les pôles du mouvement nationaliste d’alors : militants du PPA : Parti du peuple algérien et militants du MTLD : Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, les Scouts musulmans algériens. Ces animateurs ont bénéficié de la tenue du marché hebdomadaire où se rencontrent diverses populations entre elles avec les commerçants de la ville de Sétif.
-Est-ce qu’ils se sont limités à la région de Sétif-Guelma-Kherrata ?
-Les évènements du 08 mai 1945 sont intimement liés à Sétif, Guelma et Kherrata, à cause, en raison de certaines considérations dont, d’abord, le fait que le point de départ des manifestations est une mosquée située à proximité de la gare des chemins de fer de Sétif ville. En second lieu, les grands massacres, assassinats de citoyens, de destruction, de carnage et de ravage, étaient certes concentrés dans les villages et les dechras d’alentours, mais le fait est que les évènements ont gagné également Annaba et Jijel, Alger et Oran, la région de la Grand Kabylie et d’autres villes du pays quoiqu’avec une forme non déterminante.
-Combien de victimes a-t-on recensé alors ?
-Les communiqués et les déclarations au sujet du nombre des victimes des massacres du 08 mai 1945 divergent. Selon les autorités colonialistes, il y aurait eu 1 500 victimes. Certains ont avancé 15 000 voire 30 000 victimes. Un quotidien américain, le New York Times, a annoncé entre 7 000 et 18 000 victimes. Cependant, des responsables de l’ambassade américaine ont parlé de 40 000 victimes. De leur côté, le PPA et ses leaders ont annoncé 45 000 victimes. Le nombre en fait dépasserait ce chiffre. L’association des Ulémas algériens parle de 80 000 victimes. Dans les faits, et en dehors du nombre de morts, il faut ajouter le nombre des personnes interpellées, celles emprisonnées et les destructions de villages et autres dechras.
-En quoi ces évènements ont-ils radicalisé le mouvement nationaliste ?
-Les massacres du 08 mai 1945 ont entrainé les leaders du mouvement nationaliste et le peuple algérien avec toutes ses composantes à se rendre compte que le colonisateur français ne respectait pas et n’honorait pas ses engagements et ne reconnaissait pas les droits légitimes des peuples.
Le colonisateur français avait en effet demandé et obtenu à ce que les enfants du peuple algérien participent dans la libération de la France des mains de l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement nationaliste a compris les limites de l’action politique pour revendiquer ses droits légitimes et qu’il fallait opter pour d’autres formes d’action et de lutte.
-Peut-on dire que c’est du 08 mai 45 qu’a émergé l’idée d’une révolution armée ?
-Effectivement. Les évènements du 08 mai 1945 sont un tournant radical dans les formes d’action et de lutte du mouvement nationaliste algérien. Dès lors que, la lutte politique n’a, en définitive, fait que pousser le colonisateur français vers plus d’oppression et de tyrannie. Ainsi, le mouvement nationaliste s’est engagé dans la préparation de l’action militaire : collecte des armes héritées de la Seconde Guerre mondiale, entrainement militaire, collecte d’argent, mobilisation du peuple algérien, en vue de l’option élue à la suite des conséquences du 08 mai 1945.
-Est-ce que ces évènements ont été spontanés ou bien ont-ils été préparés ?
-Les évènements du 08 mai 1945 ont été précédés par la manifestation populaire du 1er mai 1945. En cette date, et à l’initiative du PPA, et à la veille de la victoire des Alliés contre les pays de l’Axe, des Algériens ont demandé aux autorités administratives françaises l’autorisation d’organiser une manifestation pacifique à Sétif. L’accord, au départ, fut positif et verbal. L’adhésion et la mobilisation des populations locales ne fut pas que spontanée. Il y eut d’autres motifs.
-La réaction du colonisateur français fut violente. Qu’en est-il de l’ONU ?
-Les réactions des autorités françaises et des colons ont été violentes, au départ de la manifestation populaire depuis une mosquée située à proximité de la gare des chemins de fer. L’inspecteur de la police française Lafont a interdit à un Algérien, Saal Bouzid, d’arborer le drapeau algérien, suite à une instruction du commissaire de police Olivierri. La confrontation eu alors lieu et Saal Bouzid est tombé en martyr.
La procession des manifestants s’est alors disloquée. En conséquence, les perturbations, le cours des évènements pour ainsi dire s’est développé et s’est passé ce qui s’est passé. Le nombre des manifestants s’est renforcé, de ci, de là, des villes, des villages et du monde rural. Les forces françaises et les colons ont utilisé tous les moyens pour réprimer la manifestation des couches populaires, ont détruit, ont ravagé villages et dechras. En un mot, un nombre impressionnant de victimes en a résulté, à cause des atrocités commises par le colonisateur français.
Entretien réalisé par Farid Mellal