Le sort d’Idleb, dernière province en Syrie dominée par des jihadistes, sera en grande partie déterminé par l’attitude de la Turquie, engagée dans une consolidation de sa sphère d’influence dans le nord-ouest de ce pays en guerre.
Pour conforter cette stratégie, Ankara va devoir défaire ces jihadistes, mais aussi contrecarrer les convoitises du régime de Bachar al-Assad et de son allié russe, et ainsi s’impliquer encore davantage militairement dans le conflit syrien, ajoutent des experts. A ce jour, le groupe jihadiste Hayat Tahrir al-Cham, où prédomine l’ex-branche syrienne d’Al-Qaïda, contrôle près de 60% de la province d’Idleb, frontalière de la Turquie, où vivent plus de 2,5 millions de personnes dont une moitié de déplacés. Une mosaïque de groupes rebelles, engagés dans des luttes intestines, y maintient aussi une présence qui a été dernièrement renforcée par l’arrivée de milliers de combattants ayant évacué la Ghouta orientale, ex-bastion insurgé aux portes de Damas. Idleb fait partie, depuis septembre 2017, des zones dites de «désescalade» et la Turquie, un des parrains internationaux de cette initiative, a installé trois postes de contrôle dans cette province. Malgré cela, le régime d’Assad, qui a promis de reconquérir «chaque centimètre carré» du pays, a repris en décembre aux jihadistes quelque 400 villages et localités dans le sud-est de la province. Une offensive impossible à réaliser sans le soutien de l’aviation russe, et de milices pro-iraniennes, toujours stationnées dans le secteur. «Les pires ennemis d’Assad sont rassemblés dans cette province et la Russie pourrait être tentée de donner son feu vert à une offensive du régime contre Idleb», souligne Nicolas Heras, du Center for New American Security.
«Zone tampon»
Mais le risque serait alors grand de susciter le courroux d’Ankara, soutien de la rébellion, qui accueille déjà plus de 3,5 millions de réfugiés syriens et veut empêcher un nouvel afflux en cas d’assaut du régime contre la région, estiment des analystes. «La Turquie a besoin d’Idleb comme d’une zone tampon. Si Assad tente de reprendre Idleb, ce sont des centaines de milliers de personnes, au minimum, qui seront déplacées. La Turquie souhaite au contraire renverser l’exode en cours et réinstaller les Syriens en Syrie», poursuit Nicolas Heras. Cela serait donc une «motivation» suffisante pour «pousser la Turquie à administrer Idleb et, si nécessaire, utiliser des forces turques pour faire rempart à Assad», dit-il. La Turquie est déjà engagée sur le sol syrien: elle a lancé en janvier une offensive contre Afrine (nord-ouest), afin d’en déloger les combattants des Unités de protection du peuple (YPG), milice kurde considérée par Ankara comme un groupe «terroriste» mais allié crucial de Washington dans la lutte contre le groupe Etat islamique. A Idleb, la Turquie se contente pour le moment d’encourager les groupes rebelles qu’elle soutient à s’unir face à Hayat Tahrir al-Cham. Elle a notamment parrainé la fusion, en février, de deux groupes insurgés, Ahrar al-Cham et Noureddine al-Zinki, les deux principales formations rebelles à Idleb, en un «Front syrien de libération». Celui-ci a engagé des combats contre Hayat Tahrir al-Cham et repris notamment les localités de Ariha et Maaret al-Noomane.
Emplois et revenus
Les défaites infligées à Hayat Tahrir al-Cham «ont brisé son aura militaire» et l’image d’une «force invincible qui terrorise les autres factions», dit Haid Haid, chercheur au Centre international d’étude de la radicalisation au King’s College de Londres. Les jihadistes ont également «perdu en popularité» et plusieurs villages «refusent de coopérer avec le Gouvernement de Salut» une administration locale mise en place par ce groupe, souligne M. Haid. Toutefois, ces revers sont loin de représenter un tournant car le groupe jihadiste dispose toujours d’une importante implantation politico-sociale. Le «Gouvernement du Salut» de Hayat Tahrir al-Cham tente ainsi d’assujettir des comités locaux déjà en place ainsi que les infrastructures civiles de la zone. Il a largement mis la main sur les principales sources de revenus du secteur, en collectant des droits de douane à la frontière avec la Turquie et en imposant des impôts aux commerçants. «L’organisation contrôle les zones les plus vitales, dont la bande frontalière avec la Turquie, ainsi que la ville d’Idleb, le chef-lieu», détaille Sam Heller, analyste à l’International Crisis Group (ICG). Dans un rapport publié en février, l’ICG soulignait l’impact de cette puissance économique: «Hayat Tahrir al-Cham est le joueur le plus influent à Idleb mais aussi le principal pourvoyeur d’emplois et de revenus» pour les combattants qui lui sont alliés. Vaincre définitivement le groupe jihadiste ne sera donc pas forcément à la portée des groupes rebelles. «Seule la Turquie pourra trancher net cette question sur le plan militaire», en déployant ses propres troupes, selon Nicolas Heras. Au risque pour Ankara de se voir entraîné encore plus profondément dans le conflit syrien.