Le favori à l’élection présidentielle turque a l’intention de faire évoluer le système parlementaire vers un régime semi-présidentiel.
Recep Tayyip Erdogan, l’homme fort de la Turquie, a toutes les chances de remporter l’élection présidentielle, pour devenir un chef de l’État à poigne avec pour ambition de renforcer les prérogatives de la magistrature suprême. Le Premier ministre islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2003, n’a jamais caché qu’il souhaitait transformer le système parlementaire actuel en un régime semi-présidentiel, voire présidentiel. Le Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) qu’il dirige avait demandé une réforme des institutions pour instaurer un régime présidentiel. Cette tentative avait toutefois échoué l’an dernier de même que celle de l’élaboration d’une nouvelle Constitution. S’il est élu dimanche pour un mandat de cinq ans dès le premier tour, comme le pronostiquent les sondages, M. Erdogan, âgé de 60 ans, devra composer avec la Loi fondamentale rédigée sous la houlette des généraux après le putsch de 1980. «Le leader de l’AKP, s’il est élu, a bien l’intention de faire prévaloir une interprétation de la Constitution de 1982 qui ferait suivre à la Turquie le même chemin que la France après la révision de 1962 et présidentialiserait ainsi le régime parlementaire existant», commente le chercheur Jean Marcou dans son blog Ovipot.
Vers un régime semi-présidentiel
«Cette évolution tendrait à instaurer un régime semi-présidentiel», ajoute-t-il. La Constitution, qui confère des pouvoirs essentiellement honorifiques au chef de l’État, l’autorise néanmoins à rejeter des lois votées au Parlement ainsi qu’à convoquer des élections nationales et des conseils de ministres. «Le poste de président n’est pas un poste fait pour se reposer (…) Le peuple veut voir un président qui s’active et qui transpire», a lancé le candidat pendant sa campagne, affichant clairement qu’il entendait contrôler entre autres l’exécutif.
Cependant, l’opinion publique turque semble largement hostile à un renforcement supplémentaire des prérogatives d’un dirigeant qui a remodelé les institutions de son pays, contrôlant le système judiciaire et les médias, et devenant ainsi le maître absolu de la Turquie. Pour l’en empêcher, les partis de l’opposition ont présenté un candidat commun : un érudit de l’islam au ton conciliant, Ekmeleddin Ihsanoglu, 70 ans, qui défend le système parlementaire et l’indépendance de la magistrature suprême. Les Kurdes, dont le vote pourra être décisif pour Erdogan qui négocie depuis deux ans une solution politique au conflit avec cette minorité, ont aussi leur candidat : le député Selahattin Demirtas. Selon le dernier sondage publié par la société privée Konda, Erdogan est en tête avec 55 % des voix, suivi de M. Ihsanoglu 38 % et M. Demirtas 7,5 %.
La cour constitutionnelle, un barrage
«Il est clair qu’Erdogan veut trancher avec la tradition parlementaire. Il va vouloir une Constitution taillée à sa mesure et tenter de la rogner», estime Serkan Demirtas, directeur de bureau du journal Hürriyet Daily News. Mais, estime-t-il, «la cour constitutionnelle, contrôlée par des juges qui ne sont pas favorables à ses projets, constituera un barrage à ses ambitions», même si le président a le pouvoir de nommer des magistrats dans cette instance. En effet, la Cour suprême avait mis le holà à la mainmise du pouvoir sur l’appareil judiciaire et jugé illégale l’interdiction de YouTube et de Twitter qui avaient diffusé des enregistrements pirates compromettants pour Erdogan et ses proches éclaboussés par un scandale de corruption retentissant cet hiver.
Bien qu’ébranlé au printemps 2013 par la fronde de nombreux Turcs qui lui reprochent son «autoritarisme» et sa «dérive islamiste», suivie en décembre du scandale de corruption, Recep Tayyip Erdogan a réussi à remonter la pente en remportant les élections municipales de mars dernier.
En douze ans, son gouvernement a remis le pays sur la voie de la croissance, obtenu le triplement du revenu moyen, ouvert aux classes populaires l’accès au système de santé, réorganisé les transports, et mis au pas l’armée qui s’était largement imposée dans la vie politique du pays. Le dirigeant charismatique, qui sait faire vibrer le sentiment religieux, est détesté par les milieux laïques et les partisans des libertés dans une Turquie entourée de pays en proie à des conflits, et frappant à la porte de l’Union européenne.
«La religion est encore un atout dans les mains d’Erdogan. Aucun des deux rivaux d’Erdogan ne peut rivaliser avec lui sur le plan religieux et se montrer plus musulman que lui», souligne Kadri Gürsel du journal Milliyet.