Mogadiscio s’est dressée en première ligne. Au lendemain de l’annonce par Israël de la reconnaissance officielle de la région du Somaliland comme « État indépendant et souverain », la capitale somalienne a vu affluer des centaines de manifestants pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une atteinte directe à l’unité et à la souveraineté de leur pays.
Brandissant des pancartes proclamant « La Somalie est indivisible » et « Le Somaliland, c’est la Somalie », les protestataires ont réaffirmé que « la Somalie n’a jamais renoncé à son territoire et ne le fera pas ». Sous forte présence sécuritaire, ils ont rejeté catégoriquement « toute tentative de détacher une partie du territoire somalien au profit d’Israël ou de quelque autre État que ce soit ». Le gouvernement fédéral somalien a réagi avec fermeté dès l’annonce israélienne.
Dans un communiqué, Mogadiscio a réaffirmé son « attachement absolu et non négociable » à sa souveraineté, à son unité nationale et à l’intégrité de son territoire, conformément à sa Constitution provisoire, à la Charte des Nations unies et à l’Acte constitutif de l’Union africaine. Les autorités somaliennes ont qualifié la décision israélienne de « démarche illégale » et de « violation délibérée » de leur souveraineté, rappelant que l’« administration du Somaliland constitue une partie intégrante du territoire de la République fédérale de Somalie et ne peut en être séparée ni faire l’objet d’aucune disposition ». Mogadiscio a également saisi la Ligue arabe. Son représentant permanent auprès de l’organisation a appelé à la tenue d’une réunion d’urgence pour examiner les conséquences de ce qu’il a décrit comme un « acte nul et non avenu » et pour mobiliser un front arabe unifié en défense de l’unité somalienne.
Un rejet massif d’un « précédent dangereux»
La réaction ne s’est pas fait attendre du côté arabe et islamique. Au Caire, les ministres des Affaires étrangères de la Somalie, de l’Égypte, de Djibouti et de la Turquie ont exprimé un refus net de la reconnaissance israélienne de la région du Somaliland, dénonçant une « violation de l’unité et de la souveraineté des territoires somaliens » et une menace directe pour la stabilité de la Corne de l’Afrique. Dans un communiqué plus large, les ministres des Affaires étrangères de vingt et un pays – parmi lesquels l’Algérie, les Comores, la Gambie, l’Iran, l’Irak, la Jordanie, le Koweït, la Libye, les Maldives, le Nigeria, Oman, le Pakistan, la Palestine, le Qatar, l’Arabie saoudite, le Soudan, la Turquie, le Yémen, ainsi que la Somalie – rejettent « catégoriquement » l’annonce israélienne du 26 décembre 2025. Ce texte commun, soutenu par l’Organisation de la coopération islamique, qualifie la décision de Tel Aviv de « précédent dangereux » et de «violation flagrante du droit international et de la Charte des Nations unies », qui consacrent la souveraineté et l’intégrité territoriale des États. Les signataires soulignent que reconnaître l’indépendance d’une partie du territoire d’un État « constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales et pour les principes fondamentaux de l’ordre juridique international ». Le communiqué insiste sur « le soutien total à la souveraineté de la République fédérale de Somalie » et le rejet de toute mesure visant à « compromettre l’unité du pays, son intégrité territoriale ou sa pleine autorité sur l’ensemble de son territoire ». Il réfute aussi « toute tentative de lier cette démarche à des projets de déplacement forcé du peuple palestinien hors de sa terre ».
La Ligue arabe interpelle le Conseil de sécurité
Réunie en session extraordinaire au Caire, la Ligue arabe est allée plus loin en demandant au Conseil de sécurité des Nations unies d’adopter « une position ferme » contre la reconnaissance israélienne de la région du Somaliland. Dans son communiqué final, l’organisation condamne « avec la plus grande vigueur » l’initiative israélienne, qu’elle accuse de servir « des agendas politiques, sécuritaires et économiques inacceptables ». La Ligue met en garde contre toute utilisation des ports du nord de la Somalie pour l’établissement de bases militaires étrangères et rejette « tout projet facilitant des plans de transfert forcé de Palestiniens ». Elle charge en outre son secrétaire général, Ahmed Aboul Gheït, de saisir officiellement la présidence du Conseil de sécurité, le secrétaire général de l’ONU et la présidente de la Commission de l’Union africaine afin de dénoncer une décision qui « menace la paix et la sécurité internationales ».
Avertissement yéménite et enjeu de la mer Rouge
Sur l’autre rive de la mer Rouge, le Conseil politique suprême au Yémen a également condamné ce qu’il qualifie d’« agression flagrante » contre la Somalie. Dans son communiqué, il affirme que cette reconnaissance s’inscrit dans « les plans expansionnistes de l’entité israélienne pour déstabiliser la région arabe et africaine». Surtout, les autorités yéménites mettent en garde : « Tout projet visant à faire d’une partie du territoire somalien un point d’ancrage pour des agendas israéliens militaires ou de renseignement sera considéré comme un acte d’hostilité directe contre la Somalie et une menace pour la sécurité nationale yéménite, arabe et islamique. » Elles appellent les pays riverains de la mer Rouge et les États arabes et musulmans à prendre des mesures concrètes pour bloquer tout « plan d’implantation israélienne » en Somalie et dans la région. Ces inquiétudes s’inscrivent dans un contexte déjà explosif. Le littoral de la région du Somaliland s’ouvre sur le golfe d’Aden, à proximité du détroit stratégique de Bab el Mandeb, passage vital pour les échanges entre l’Asie et l’Europe et maillon clé de la route vers le canal de Suez. Depuis 2023, les attaques contre la navigation commerciale au large du Yémen ont déjà fragilisé la sécurité de ce couloir maritime, poussé de grandes compagnies à dévier leurs routes, et entamé le volume de trafic via Suez, avec des retombées économiques sensibles pour l’Égypte et les partenaires européens et asiatiques.
Une manœuvre stratégique israélienne dénoncée
Pour de nombreux analystes régionaux, la reconnaissance unilatérale par Israël de la région du Somaliland ne se limite pas à un coup diplomatique. Elle s’inscrit dans une stratégie plus large visant à contourner l’isolement stratégique de Tel Aviv dans la mer Rouge et la Corne de l’Afrique, au moment où l’armée israélienne se heurte à des limites inédites dans la bande de Ghaza et dans son bras de fer avec des acteurs régionaux comme les Houthis. La perspective d’un rapprochement sécuritaire, voire d’une présence indirecte israélienne sur la côte somalienne, inquiète particulièrement. Elle pourrait transformer la Corne de l’Afrique en nouveau théâtre de rivalités, dans une région déjà fragilisée par les tensions éthiopiano somaliennes, les violences au Soudan et l’activité persistante de groupes armés tels qu’Al Shabaab et Daech en Somalie. L’ensemble du bassin de la mer Rouge – déjà sous pression – se verrait exposé à un «facteur de déstabilisation additionnel », mêlant gains politiques, enjeux militaires et risques de débordement vers la haute mer. Dans ce contexte, des voix arabes mettent aussi en garde contre une tentative de « prise à revers » de l’Égypte et un ancrage israélien renforcé en Afrique, au mépris des principes du droit international.
L’Union européenne réaffirme son soutien à l’unité somalienne
Face à l’escalade diplomatique, l’Union européenne a adopté un ton prudent, mais sans ambiguïté sur le fond. Dans un communiqué publié après l’annonce israélienne, Bruxelles rappelle « l’importance du respect de l’unité, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la République fédérale de Somalie, conformément à sa Constitution, ainsi qu’aux instruments de l’Union africaine et des Nations unies ».
L’UE souligne que cette position est « essentielle pour la paix et la stabilité dans l’ensemble de la Corne de l’Afrique » et appelle à « un dialogue constructif » entre le gouvernement fédéral somalien et le Somaliland pour résoudre leurs différends de longue date. Si le texte ne se prononce pas explicitement sur la reconnaissance israélienne, il aligne de fait la position européenne sur celle de Mogadiscio concernant l’intégrité du territoire somalien. En à peine quelques jours, la reconnaissance israélienne de la région du Somaliland a ainsi fait basculer un dossier jusque-là cantonné aux négociations entre Mogadiscio et Hargeisa dans une dimension régionale, voire internationale. Entre craintes pour l’unité somalienne, risques de militarisation accrue de la mer Rouge et enjeux de sécurité pour la navigation et le commerce international, la crise dépasse largement le cadre d’un différend interne. Pour la Somalie, l’enjeu est existentiel : défendre son intégrité territoriale face à ce qu’elle décrit comme une « ingérence illégale ». Pour le monde arabe et islamique, il s’agit d’empêcher l’exportation d’une logique de « fait accompli » déjà dénoncée en Palestine. Pour l’Europe, enfin, la stabilité de la Corne de l’Afrique reste indissociable de la sécurité du commerce maritime et de la pérennité du canal de Suez.
M. Seghilani










































