Salwa Gaspard regarde avec tendresse les étagères en bois sombre sur lesquelles reposent des centaines de livres en arabe, en remet certains en place en échangeant quelques mots avec des clients.
Dans quelques jours, sa librairie londonienne, connue des amateurs de lettres dans tout le Moyen-Orient, sera fermée. La librairie Al Saqi n’a pas survécu à la pandémie, au Brexit et au chaos politique et économique au Liban, d’où la maison d’édition créée par le couple imprime et expédie la plupart de ses livres. Pourtant, depuis son ouverture en 1978 par Salwa, son mari André et une amie du couple, la librairie, nichée dans un immeuble blanc à colonnades non loin de la gare de Paddington, était devenue un lieu incontournable. Pour les visiteurs du Moyen-Orient, il n’y avait « rien de culturel », se souvient Salwa, alors le succès est vite arrivé: « Ils allaient sur Oxford Street (la grande rue commerçante), à Knightsbridge (le quartier du célèbre magasin Harrod’s) et à la librairie Al Saqi ». En arabe, Al Saqi désigne la personne qui transporte de l’eau dans le désert, « un nom parfait », assure la libraire de 74 ans à l’AFP. La librairie vend aussi des essais en anglais sur le monde arabe pour favoriser « une idée du Moyen-Orient différente des images violentes véhiculées par la télévision ou dans les journaux », détaille-t-elle.
Un « refuge »
Avec le succès, le couple crée une société d’édition, d’abord de traduction en anglais d’auteurs arabes, comme « Les croisades vues par les Arabes » du Franco-Libanais Amin Maalouf, et quelques années plus tard, une autre au Liban de livres en arabe. Pendant plus de 40 ans, nombreux sont les écrivains venus y présenter leurs ouvrages, à l’image du célèbre poète syrien Adonis. Lieu de rencontre, « refuge » même parfois pour des immigrés déracinés par la guerre ou les crises économiques au Proche et au Moyen-Orient, la librairie Al Saqi a toujours défendu farouchement son indépendance et son esprit d’ouverture. « Les gens sentaient qu’ils avaient ici des amis qui les comprendraient », parce que les évènements qui les touchaient « se sont passés dans tellement de pays du Moyen-Orient », raconte Salwa. Et même si les propriétaires ont toujours veillé à se tenir à l’écart de la politique, la librairie n’a pas échappé aux soubresauts de la géopolitique. A ses risques et périls parfois, comme lors de la sortie des « Versets sataniques » de Salman Rushdie en 1988, où sa vitrine est brisée. « Nous n’avons jamais cru à la censure. (…) nous ne voulions rien interdire », se souvient Salwa. Le couple a aussi été pris à partie lorsqu’il a publié une traduction par l’Israélien Abba Eban d’une oeuvre de l’auteur égyptien Tawfiq al-Hakim. « Les gens étaient scandalisés (…) C’était avant le processus de paix, mais c’était juste l’union intellectuelle entre un Egyptien et un Israélien ».
Diffuser la culture arabe
L’annonce de la fermeture de la librairie à la fin du mois a suscité une avalanche de messages de tristesse. Ouissal Harize, dont le profil affiche le drapeau de l’Algérie, « remercie » sur Twitter la librairie « d’avoir été une maison, loin de chez nous ». Ou Nasri Atallah qui évoque « un pilier de toute ma vie à Londres, et de mon père avant moi ». « C’était comme un sanctuaire à Londres, donc c’est une très mauvaise nouvelle, vraiment », s’émeut Farah Otozbeer, étudiante égyptienne de 24 ans, tout juste diplômée de la London School of Economics et qui, de passage à Londres pour recevoir son diplôme, a tenu à venir une dernière fois. La librairie « a toujours été un endroit où les personnes arabophones venaient de tout le Moyen-Orient pour acheter des livres qu’ils ne pouvaient pas acheter dans leurs pays », à cause de la censure notamment. Mais elle a eu aussi un grand rôle pour « traduire la littérature et les essais en anglais et les diffuser à un public anglophone », regrette Joseph Devine, employé anglais de la librairie et ancien étudiant en arabe. Après le Covid-19, la librairie espérait rebondir, mais la crise économie actuelle au Royaume-Uni, avec des coûts qui explosent, et la situation chaotique du Liban ont douché les espoirs de Salwa: « Quand nous avons fui le Liban, nous n’avions pas de famille à Londres. C’était notre famille, les employés et même certains clients sont devenus comme notre famille, et nous perdons tout cela aujourd’hui ».