« Choisir entre subir la crise sanitaire ou risquer de mourir de faim », tel est le dilemme auquel semblent confrontés les travailleurs vulnérables qui sont les plus durement touchés par la pandémie du Covid-19.
Surtout ne pas refaire ce qui s’est passé en avril dernier, lorsque, sur insistance de l’UGCAA (Union générale des commerçants et artisans algériens), l’État a décidé de la réouverture de certaines activités commerciales. L’argument avancé était celui de desserrer l’étau sur nombre d’activités qui suffoquaient du fait de la prolongation des mesures de confinement, alors que ceux qui y travaillent sont majoritairement dans une situation vulnérable. Les professionnels de la santé avaient lancé alors un véritable cri d’alarme : la réouverture des commerces ; comme les salons de coiffure, les magasins de gâteaux traditionnels, ou de vente de vêtements et chaussures, encouragera une forte affluence des consommateurs. Ce qui torpillera tout le travail fait par les médecins sur le terrain pour lutter contre la propagation du coronavirus. Croyant à une levée de confinement, les citoyens vont adopter des comportements de moins en moins respectueux des mesures de distanciation sociale et des règles d’hygiène. Le temps a donné raison aux médecins, de l’aveu même du chef de l’État. Le taux des contaminations a explosé face à l’impuissance des personnels soignants, même si les décès ont gardé une certaine stabilité. Et les commerces ont été fermés à nouveau. Alors que le pays semble adopter l’option de déconfinement graduel, il n’est pas question, pour les autorités, de tomber dans le même piège. Cette fois-ci il faudrait bien calculer les conséquences, et sur le plan socioéconomique et sur le plan sanitaire.
Le dossier sur la table de la Tripartite
La prochaine tripartite gouvernement – patronat – syndicats professionnels – à laquelle a appelé récemment le président Tebboune, devrait établir une feuille de route pour la levée graduelle du confinement. Cette feuille de route doit contenir les exigences et recommandations sanitaires à respecter avant d’envisager une quelconque relance économique. Il s’agit d’équiper les travailleurs sur les lieux de travail des moyens de protection comme les masques médicaux, gels désinfectant, l’imposition des mesures barrières comme la distanciation sociale. Sur le terrain, ces mesures sont difficiles à respecter. Quand on voit le nombre important de travailleurs tassés dans des espaces de travail réduits et parfois avec pas assez d’aération. L’exemple le plus illustrateur est à chercher auprès des chauffeurs de taxis.
L’État a décidé la reprise de leur activité, mais selon des modalités en rapport avec le respect des mesures de prévention. Contraints de ce fait de transporter un nombre limité de clients et de désinfecter quotidiennement leurs véhicules, les taxieurs ont refusé de reprendre le volant. Mais les vrais problèmes se posent chez les travailleurs vulnérables : journaliers, saisonniers, travailleurs sans assurance sociale etc., qui se trouvent, du jour au lendemain, littéralement sans revenus et sans la possibilité de travailler pour se nourrir et nourrir leurs familles à charge.
Le rapport de l’OIT
Une situation que partage l’Algérie avec beaucoup d’autres pays, et les perspectives sont encore plus sombres. Les mesures de confinement et d’endiguement du Covid-19 vont aggraver la pauvreté et les vulnérabilités parmi les deux milliards de travailleurs de l’économie informelle à travers le monde, a alerté l’Organisation internationale du travail (OIT). Dans une nouvelle note, publiée sur son site Internet, l’OIT avance que dans les pays à faible revenu, les niveaux de pauvreté relative des travailleurs informels pourraient augmenter de 56 points de pourcentage ; dans les pays à revenu intermédiaire supérieur la hausse est estimée à 21 points de pourcentage ; tandis que dans les pays à revenu élevé, on estime que les niveaux de pauvreté relative des travailleurs informels devraient augmenter de 52 points.
Dans le monde, pas moins de 1,6 milliard de travailleurs informels sur deux milliards sont affectés par les mesures de confinement et de restriction. La plupart d’entre eux travaillent dans les secteurs les plus durement touchés ou dans de petites entreprises plus vulnérables aux chocs. « Il s’agit de travailleurs des secteurs de l’hébergement et de la restauration, de l’industrie manufacturière, de la vente de gros et de détail, et des plus de 500 millions d’agriculteurs qui approvisionnent les marchés urbains », indique l’organisation onusienne en précisant que les femmes sont particulièrement affectées dans les secteurs à haut risque. « En outre, comme ces travailleurs ont besoin de travailler pour nourrir leurs familles, les mesures de confinement liées au Covid-19 ne peuvent pas être mises en œuvre avec succès dans de nombreux pays », estiment les auteurs du rapport.
« Cela met en péril les efforts déployés par les gouvernements pour protéger la population et lutter contre la pandémie, et pourrait devenir source de tensions sociales dans les pays où l’économie informelle est importante », ont-ils averti. Plus de
75 % de l’emploi informel total concernent des entreprises employant moins de dix personnes, y compris 45 % de travailleurs indépendants sans employés. La plupart des travailleurs informels n’ayant pas d’autres moyens de subsistance, sont confrontés à un dilemme presque insoluble: mourir de faim ou du virus, selon la note d’information.
De la crise pandémique au chômage endémique
Cette situation a été exacerbée par les perturbations de l’approvisionnement alimentaire qui ont particulièrement affecté les travailleurs de l’économie informelle. Quant aux 67 millions de travailleurs domestiques dans le monde, dont 75 % sont des travailleurs informels, le chômage est devenu pour eux aussi dangereux que le virus lui-même, note le rapport. Beaucoup d’entre eux n’ont pas pu travailler, que ce soit à la demande de leur employeur ou en application du confinement. Ceux qui continuent de se rendre au travail sont confrontés à un risque élevé de contagion, puisqu’ils s’occupent de familles à leur domicile privé. Pour les 11 millions de travailleurs domestiques migrants, la situation est encore pire. « La crise du Covid-19 exacerbe encore les vulnérabilités et les inégalités existantes», déclare Philippe Marcadent, chef du service INWORK de l’OIT. « Les responsables politiques doivent veiller à ce que l’aide parvienne aux travailleurs et aux entreprises qui en ont le plus besoin », a-t-il recommandé.
Les auteurs du rapport ont fait constater que les pays où l’économie informelle est la plus importante et où ont été prises des mesures de confinement total sont ceux qui souffrent le plus des conséquences de la pandémie. « La part des travailleurs de l’économie informelle gravement affectés par le confinement varie de 89 % dans les États arabes et en Amérique latine à 83 % en Afrique, 73 % en Asie et Pacifique, et 64 % en Europe et Asie centrale. Les pays doivent suivre une stratégie à plusieurs volets qui combine plusieurs lignes d’action concernant à la fois les répercussions sanitaires et économiques de la pandémie, déclare l’OIT. Parmi ses recommandations, le rapport souligne la nécessité d’adopter des politiques qui réduisent l’exposition des travailleurs informels au virus, garantissent que les personnes infectées ont accès à des soins de santé, fournissent un revenu et une aide alimentaire aux individus et à leurs familles, et préviennent les dommages causés au tissu économique des pays.
Hamid Mecheri