Quand le «califat» du groupe état islamique (EI) s’est écroulé en Syrie, Abdelsalam al-Mohammed s’est précipité chez les autorités kurdes, espérant que son fils arrêté par les jihadistes ait été retrouvé dans leur dernier fief, cinq ans après sa disparition.
«On s’est dit Baghouz va tomber, il va revenir. Mais jusqu’à maintenant il n’est pas rentré», lâche tristement Abdelsalam quelques jours plus tard, en référence à l’ultime bastion de l’EI conquis il y a près d’une semaine par une force arabo-kurde. Au village kurde de Sherane, dans le nord-ouest de la Syrie en guerre, la douleur et la déception ont éclipsé le soulagement après l’effondrement du proto-état de l’EI. Ici, de nombreuses familles cherchent toujours un proche disparu après avoir croisé le chemin des jihadistes qui ont semé la terreur durant plus de quatre ans en Syrie et en Irak. Assis dans la cour de sa maison, Abdelsalam al-Mohammed, raconte comment son fils de 19 ans, Mohamed est parti le 18 février 2014, dans un convoi de 150 personnes. Direction l’Irak, où il espérait trouver du travail. En route, le convoi est arrêté à un barrage de l’EI. Tous finissent en prison à Raqa, l’ex-capitale de facto des jihadistes dans le nord syrien. Neuf mois plus tard, la moitié seront libérés, mais parmi eux, pas de trace de Mohamed. «Jusqu’à maintenant, on n’a aucune nouvelle», déplore le quinquagénaire à la barbe blanche rugueuse, une veste grise aux bords élimés portée sur sa jellabah et un foulard traditionnel rouge et blanc sur la tête. Quand les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont proclamé la fin du «califat» jihadiste le 23 mars, un groupe de villageois est allé rencontrer l’administration des Kurdes dans la ville de Kobané. «On nous a dit qu’il n’y avait pas d’informations», déplore-t-il.
«Plus difficile que la mort»
Dans ce village de travailleurs agricoles, niché au cœur de plaines verdoyantes et de champs d’oliviers, la douleur est devenue une compagne du quotidien. Après avoir raconté son histoire, chacun vous emmène chez un voisin, qui vit lui aussi avec le fardeau d’une disparition. «Quand quelqu’un décède, on sait qu’il est parti. Mais ça, c’est plus difficile que la mort», poursuit Abdelsalam, cigarette à la main. Dans la Syrie en guerre, l’EI est accusé d’avoir kidnappé des milliers de personnes depuis sa montée en puissance en 2014, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH). La majorité sont des Syriens mais il y a aussi des étrangers, comme le journaliste britannique John Cantlie ou le père jésuite italien Paolo Dall’Oglio. Au moment des combats dans l’est syrien, des ONG, des médias et même un porte-parole des FDS, avaient parfois évoqué le mince espoir de retrouver ces disparus. Mais toujours rien à ce jour, tandis que des dizaines de combattants des FDS, pris en otage par l’EI, ont été relâchés. Pour Nadim Houry, de l’ONG internationale Human Rights Watch (HRW), il faut «créer un comité pour enquêter sur le sort des disparus» comme cela pu être fait dans d’autres conflits. «Il faut du temps pour construire ces mécanismes et pour apporter des réponses», reconnaît-il. Mais «les familles ont le droit de savoir ce qui est arrivé à leurs proches», insiste-t-il. Il y a aussi les charniers retrouvés près de Raqa, ou encore dans la province orientale de Deir Ezzor, et qui contiennent des milliers de corps. HRW réclame une assistance internationale pour aider les équipes locales à exhumer et identifier ces restes humains, notamment grâce à des comparaisons d’ADN. Un processus crucial pour que les familles puissent entamer le travail de deuil.
Mince espoir
Adnane Ibrahim lui aussi aimerait savoir où est passé son plus jeune frère, Hekmat, qui travaillait sur une foreuse pour puits d’eau. En mai 2014, alors qu’il rentrait en bus, le jeune homme de 28 ans a été arrêté par les jihadistes près de Minbej (nord). La famille a perdu sa trace. «Dès que quelqu’un (un prisonnier, ndlr) revenait de chez l’EI, on allait le voir, pour essayer de savoir», explique Adnane, 56 ans. «Jusqu’à maintenant, on a de l’espoir. Mais c’est difficile», dit-il avec hésitation. Dans la cour aux murs bleus de leur maison, sa mère octogénaire prie à genoux, un foulard blanc encadrant son visage strié de rides. Après la disparition d’Hekmat, elle était allée à deux reprises à Minbej, alors tenu par l’EI, pour tenter d’obtenir sa libération, même si elle ne parle que le kurde et pas l’arabe. A chaque fois, les jihadistes l’avaient chassée. Péniblement, elle se lève et va chercher en claudiquant une photo de son fils prise durant son service militaire. Elle contemple le cliché, les yeux humides. En uniforme, l’ombre d’une légère moustache sur sa lèvre supérieure, Hekmat fixe l’objectif d’un regard intense.