Accueil MONDE Irak : La révolte est économique avant d’être politique

Irak : La révolte est économique avant d’être politique

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Bravant les traditions, Oum Salah manifeste tous les jours à Diwaniya, dans le sud de l’Irak. Là, comme des dizaines de milliers d’autres depuis deux mois et malgré les centaines de morts, elle conspue un pouvoir qui, dit-elle, ne lui apporte aucun service.

À pied, car elle ne peut pas payer un taxi, cette veuve de 57 ans rallie chaque jour la place du Conseil provincial, avec ses fils. L’hôpital public, raconte-t-elle, n’a pas pu sauver son mari malade. Et, elle, n’a «pas l’argent pour aller dans les cliniques privées ou se faire soigner à l’étranger». L’Etat qui au temps du régime de Saddam Hussein distribuait des terres ne lui a rien donné, la laissant construire sa maison dans l’un des nombreux quartiers informels où vivent aujourd’hui trois millions d’Irakiens. Et sur ses sept enfants, trois ont déjà grossi les rangs des diplômés chômeurs, qui sont légion dans un pays où, longtemps, la fonction publique absorbait chaque année tous les diplômés.

Professeur et chauffeur de taxi
Aujourd’hui, alors que le secteur privé n’a jamais décollé malgré les promesses de prospérité après l’invasion américaine qui a renversé le dictateur, il faut des années pour décrocher un poste de fonctionnaire. Intégrer le secteur public est un Graal pour les Irakiens mais aussi un fardeau de plus en plus lourd pour leur Etat qui a consacré à leurs salaires un tiers du budget 2019, le plus important voté dans l’Irak post-Saddam reposant quasi-entièrement sur les revenus du pétrole. Mouhannad Fadel rêvait lui aussi d’un poste de fonctionnaire quand il a obtenu il y a quelques années un master d’éducation physique. Mais aujourd’hui, à 30 ans, son diplôme ne lui ouvre aucune porte. Il a bien réussi à donner quelques conférences à l’université –pour moins de 40 euros par mois. Et le reste du temps, il vivote. «J’ai commencé à conduire un taxi, mais j’ai eu peur que mes étudiants me reconnaissent», raconte-t-il à l’AFP, amer. «Donc j’ai ouvert un petit magasin de confiseries au rez-de-chaussée de notre maison et je gagne environ 5.000 dinars par jour», un peu moins de quatre euros. Avec ça, il a pu se marier récemment. Mais pas offrir une maison à son épouse, qui l’a rejoint dans la maison familiale. «À nous tous dans la famille, on gagne 135 euros par mois. Comment est-ce que c’est possible dans l’un des pays les plus riches en pétrole du monde?», s’emporte-t-il. Le problème, assure-t-il, ce sont les dirigeants –sunnites et chiites confondus, des partis religieux comme libéraux, loyaux à l’Iran ou à ses ennemis américains, saoudiens ou turcs– qui «sont corrompus ou volent l’argent du peuple pour le donner à l’Iran ou à d’autres pays». Depuis 2003, selon les chiffres officiels, l’or noir –unique ressource en devises du pays et qui assure 90% du budget de l’Etat– a rapporté plus de 750 milliards d’euros à l’Irak. Mais dans le même temps, quelque 410 milliards se sont évaporés dans les vapeurs de la corruption.

Huit millions de pauvres
Pour le professeur d’histoire de la pensée économique, Moussa Khalaf, «la détérioration des conditions économiques des Irakiens est la principale raison des manifestations, alors que huit millions d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté» dans un pays de 40 millions d’habitants. Peu avant l’explosion du 1er octobre, plusieurs étincelles ont mis le feu aux poudres. En septembre, les autorités locales de plusieurs provinces du Sud, aujourd’hui en révolte, avaient entamé des destructions de maisons dans les quartiers informels. Dans l’une de ces régions, Wassit, un jeune s’était aussi immolé après s’être vu confisquer son chariot de vendeur ambulant, son seul gagne-pain dans un pays où un jeune sur quatre est au chômage –alors que 60% de la population a moins de 25 ans. Pour renverser la tendance, «il faudrait une gouvernance économique d’exploitation des ressources sur la base de données scientifiques et économiques et non sur la base des privilèges et des gains politiques», préconise le professeur Moussa. Les manifestants, eux, sont plus radicaux.
Leur cri de ralliement face à leurs dirigeants est désormais: «qu’on les arrache tous par la racine». «Depuis 2003, ils n’ont fait qu’augmenter la pauvreté, ils ont détruit l’agriculture et l’industrie, appauvri les écoles et les hôpitaux, ils ont créé le confessionnalisme, volé notre pétrole», résume Hussein Mane, un médecin de 45 ans sur la place Tahrir de Bagdad.
Et ils ne lèveront le camp que «quand le régime tombera et qu’il y aura des emplois, de l’eau et de l’électricité», prévient un jeune manifestant.

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